Suisse: Missions linguistiques et Eglises de migrants, des communautés peu ordinaires

Un relais entre la société d’origine et la société d’accueil

Fribourg, 28 juin 2011 (Apic) Du mois de mai au mois de juin, l’Apic est partie à la rencontre de six communautés chrétiennes qui sortent de l’ordinaire: anglicans, orthodoxes mais aussi catholiques érythréens, syro-malabares, évangéliques chinois et pentecôtistes africains.

A l’issue de cette série d’été, l’agence de presse internationale catholique (Apic) fait le point sur les missions linguistiques et les Eglises de migrants avec Marco Schmid, directeur de Migratio, et Jeanne Rey Pellissier, chargée de recherche à la Haute Ecole pédagogique de Fribourg et doctorante à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement à Genève. Cette dernière étudie le rôle des Eglises pentecôtistes/charismatiques fondées par des migrants dans les processus migratoires.

Apic: Qu’est-ce qui fait la spécificité des communautés chrétiennes de migrants?

Marco Schmid: Tout d’abord la langue, les missions étant organisées sur des bases linguistiques, et non nationales. Ainsi, Portugais et Brésiliens appartiennent à la même mission, parce qu’ils sont tous deux lusophones. Ensuite, le fort sentiment d’être une communauté – les membres des missions partagent une même façon d’être, de parler, de prier – et l’insistance sur la vie communautaire – les rencontres après la messe. Sur le plan théologique, la mission ne se distingue pas de la paroisse: tout catholique appartient à la même Eglise.

Jeanne Rey Pellissier: En premier lieu, l’expérience de la migration. Si certains membres des Eglises sont suisses, ils ont presque tous un arrière-plan migratoire. Ensuite les communautés peuvent se construire sur des critères linguistiques, ethniques ou théologiques et il arrive que les trois plans s’enchevêtrent. Enfin, l’Eglise permet souvent de reproduire une forme de sociabilité propre au pays ou à la région d’origine. Tout dépend des Eglises.

Apic: Qui sont les membres de ces communautés?

Marco Schmid: En général, les missions reflètent le type de migrants qu’on trouve en Suisse. Les missions d’Europe de l’Est accueillaient des réfugiés politiques alors que les missions italophones étaient constituées d’ouvriers. Si aujourd’hui, il y a de nombreux cadres dirigeants dans les missions anglophones, on trouve des sans-papiers dans les missions espagnoles. Chaque mission linguistique a son type de migrants.

Les missions comprennent souvent plusieurs générations: la communauté italienne baptise aujourd’hui la quatrième génération. Les missions ne perdent pas en pertinence à mesure que le temps passe.

La majorité des membres des missions était catholique avant d’arriver en Suisse. Il y a cependant des conversions, comme dans la communauté vietnamienne: chaque année une dizaine de bouddhistes se convertissent au christianisme. Les Chinois eux aussi sont en recherche, je m’engage pour l’instauration d’une mission susceptible de les accueillir.

Jeanne Rey Pellissier: Selon les Eglises, on trouve différents profils socio-culturels. Dans les Eglises anglophones internationales, par exemple, des cadres de multinationales côtoient des migrants employés dans des secteurs informels ou à faible qualification. Dans les Eglises francophones africaines, la plupart des membres sont arrivés en Suisse en tant que requérants d’asile.

Les Eglises de migrants apparues en nombre à partir des années 1990 sont encore des Eglises de la première génération. Bien entendu, il y a les enfants, parfois déjà adolescents ou jeunes adultes. Mais les pasteurs, les responsables appartiennent encore à la première génération.

Dans les Eglises africains charismatiques, les conversions au christianisme sont plutôt rares. Les migrants étaient pour la plupart déjà chrétiens avant d’arriver en Suisse, mais ils viennent souvent de confessions ou dénominations diverses. Catholiques, baptistes, presbytériens dans leurs pays, ils rejoignent en Suisse une Eglise charismatique.

Apic: Et au niveau liturgique, qu’est-ce qui fait la spécificité de ces communautés?

Jeanne Rey Pellissier: Les Eglises africaines se distinguent par leur manière de célébrer, par les types de chants, la forme des prières, l’animation et également par la longueur de la cérémonie. Ces communautés charismatiques sont également caractérisées par un accent particulier sur les prières visant à trouver des solutions à des problèmes concrets, liés à la maladie, au travail, à la famille. La longue durée des services religieux, l’intensité émotionnelle et la persévérance dans la prière sont souvent associées à une plus grande chance d’être exaucé.

Marco Schmid: Dans l’Eglise catholique, on compte une vingtaine de rites, représentés pour la plupart en Suisse. Les Erythréens, les Syro-malabares et Syro-malankars, les Grecs catholiques se distinguent par leur liturgie. Dans les missions de rite latin, les chants ou les prières peuvent être différents. Un accent tout spécifique est mis sur les sacrements – la confession et la communion sont particulièrement importantes pour les migrants – et sur la personne du prêtre.

Apic: Plusieurs recherches soulignent le rôle intégrateur de ces communautés chrétiennes de migrants. Pourtant, les migrants qui vont dans des communautés spécifiques ne célèbrent pas avec des Suisses. N’est-ce pas paradoxal?

Marco Schmid: De mon expérience, beaucoup de membres des missions sont profondément intégrés dans la société suisse. Pour moi, la question est ailleurs. La migration doit amener l’Eglise catholique à réfléchir sur son organisation: est-il vraiment essentiel que tous fréquentent la même paroisse? Je ne le pense pas. Face à cette nouvelle diversité, il nous faut redéfinir notre façon de comprendre l’unité.

Jeanne Rey Pellissier: Plus que d’intégration, je parlerais de relai. Pour moi, ces Eglises sont des relais entre la société d’origine et la société d’accueil. Elles permettent de se rattacher à un réseau, elles jouent le rôle de traducteur vis-à-vis de la société d’accueil – les pasteurs et membres plus expérimentés aident les nouveaux migrants dans les questions administratives par exemple – et parfois également de médiateur en cas de conflit.

Apic: L’après-célébration semble tout aussi important dans ces communautés que la célébration elle-même…

Marco Schmid: Les migrants aiment se retrouver avec des personnes qui partagent leur culture, leur langue, qui les comprennent. D’où l’importance de ces moments de partage après la célébration.

Jeanne Rey Pellissier: Ces rencontres sont l’occasion de tisser des liens, d’échanger des informations, de revivre certaines formes de sociabilité liées à la région d’origine (fêtes, décès, etc.). L’appartenance à une communauté peut adoucir l’expérience de la migration.

Apic: De nombreux migrants sont des réfugiés politiques. Les communautés chrétiennes sont-elles des lieux politiques?

Jeanne Rey Pellissier: Tout dépend des Eglises, de leur degré d’homogénéité nationale. On peut trouver par exemple différentes tendances politiques au sein même d’une Eglise, ce qui peut constituer un facteur de tension. Par exemple, certaines Eglises congolaises accueillaient à la fois des enfants de hauts fonctionnaires du régime de Mobutu et des réfugiés politiques fuyant ce régime.

Marco Schmid: Cela dépend du rôle que joue l’Eglise catholique dans le pays d’origine. Par exemple, dans les anciens pays communistes, comme la Pologne ou la Hongrie, l’Eglise était une force d’opposition. Sans être politiquement organisées, les missions étaient un lieu de ralliement des personnes critiques envers ces régimes.

Apic: Quel est le statut juridique de ces communautés?

Marco Schmid: Du point de vue canonique, les missions ont un statut très faible. Selon moi, elles ne constituent pas une personne juridique: c’est juste un mandat de l’évêque pour un agent pastoral. Dans le droit civil suisse, les missions n’existent pas en tant que telles.

Jeanne Rey Pellissier: La forme la plus répandue, c’est l’association. Certaines Eglises, à un stade embryonnaire, n’ont aucun statut spécifique.

Apic: Comment ces communautés se financent-elles? N’y a-t-il pas de risque de dérive?

Jeanne Rey Pellissier: Elles sont presque exclusivement financées par les dons des fidèles. Comme dans la majorité des Eglises évangéliques, les membres paient généralement la dîme, qui peut être appliquée de manière plus ou moins stricte. Il y a également les offrandes, à chaque service. Certaines Eglises reçoivent le soutien d’Eglises plus traditionnelles – protestantes ou évangéliques suisses – avec la mise à disposition de locaux par exemple.

Il y a parfois des conflits autour de la gestion de l’argent. Mais tout dépend en définitive du degré de structuration des communautés: de la forme «artisanale» à l’association, soumise aux mêmes mécanismes de contrôle que toute autre association. De plus, certaines Eglises sont rattachées à une dénomination, comme par exemple les Assemblées de Dieu. Dans de tels cas, la gestion des finances est souvent supervisée de l’extérieur.

Marco Schmid: Les missions sont financées par l’impôt ecclésiastique et les prêtres et agents pastoraux payés par la corporation ecclésiastique. Lorsqu’il y a des événements particuliers, comme des fêtes par exemple, il arrive que ce soit les membres de la mission qui mettent directement la main au portemonnaie.

Apic: De quelle reconnaissance bénéficient ces communautés?

Jeanne Rey Pellissier: Pour les Eglises-mères africaines – s’il y en a -, avoir une Eglise en Europe est un gain en prestige. Pour les Eglises internationales – comme les Assemblées de Dieu – chaque nouvelle Eglise renforce l’aspect multiculturel, et donc la légitimité.

Côté protestant, on constate une prise de conscience croissante de l’importance des Eglises de migrants et des efforts ont été entrepris pour créer de contacts. Ce qui ne signifie pas qu’on essaie de les intégrer à la structure traditionnelle. Côté évangélique, on voit ces nouvelles communautés comme des partenaires, permettant l’évangélisation des migrants. Il faut souligner que l’Alliance évangélique suisse (AES) a reconnu la Conférence des Eglises africaine en Suisse (CEAS).

Marco Schmid: Sur le plan moral, les missions linguistiques sont fortement soutenues par leur pays d’origine. Par contre, il y a parfois un manque de soutien matériel: les diocèses d’Europe rechignent à envoyer des prêtres.

Il y a également des échanges entre les missions et d’autres communautés de même langue: les protestants et les catholiques hongrois organisent des événements culturels ensemble par exemple.

Apic: Quels défis et quelles chances représentent ces nouvelles communautés pour les Eglises traditionnelles?

Jeanne Rey Pellissier: Les Eglises de migrants suscitent de nombreux questionnements dans les Eglises protestantes ou évangéliques, notamment au sujet de leur capacité d’accueil des migrants. Mais des débats existent également sur d’autres aspects. Pour les protestants par exemple, l’option fondamentaliste de ces Eglises constitue un défi. Pour les évangéliques, c’est notamment la théologie de la prospérité – un courant évangélique qui associe étroitement le succès matériel à la bénédiction divine – qui peut poser problème.

Marco Schmid: Un des défis, c’est d’ouvrir les paroisses aux migrants. On parle beaucoup d’intégration mais on dit trop peu que certaines paroisses ont des difficultés à les accueillir, par peur de perdre leur identité. Les migrants, c’est également un défi pastoral: comment atteindre toutes ces personnes? Comment répondre à leur besoin?

Mais c’est une chance aussi: chaque fois que je participe à une célébration dans une mission, je me sens profondément enrichi. Leur foi profonde, leur vie communautaire, leur sens de la famille peuvent beaucoup apporter à notre société. (apic/amc)

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