Apic Reportage
Bojayà, symbole de la folie de la guerre
Jacques Berset, agence Apic
Un Christ mutilé, sans bras ni jambes, dans une niche vitrée derrière l’autel de la nouvelle église de Bojayà, au centre du nouveau village de Bellavista-Bojayà… Ce «Christo mutilado» est la figure emblématique d’un futur sanctuaire où moururent près d’une centaine de villageois réfugiés dans l’église. Le curé aimerait faire de ce village martyrisé un lieu de pèlerinage, symbole de la barbarie guerrière qui ravage la Colombie depuis plusieurs décennies.
La communauté de Bojayà, au coeur de la forêt vierge de la Côte du Pacifique, ne s’est pas encore relevée de ce traumatisme six ans et demi après le drame. Le petit village lové dans la selva humide est situé sur les rives du Rio Atrato, l’immense fleuve qui parcourt sur près de 700 km le département du Choco pour déboucher dans le Golfe d’Uraba, au nord-ouest du pays, du côté de la mer des Caraïbes.
Le «pueblo nuevo» de Bojayà aux maisons de moellons qui entourent la nouvelle église de la paroisse St-Paul apôtre, paraît triste en ce jour boueux d’automne. Situé en retrait du fleuve, il a été reconstruit à moins d’un kilomètre du lieu de la tragédie qui coûtera la vie à près de 90 civils – dont la moitié d’enfants – qui avaient cherché refuge dans la petite église du village.
Ce jour là, le 2 mai 2002, au deuxième jour de la confrontation militaire entre la guérilla des FARC et les paramilitaires des AUC (Autodefensas unidas de Colombia), les guérilleros cherchaient à déloger les «paracos» cachés dans les maisons près du lieu de culte. Le Père Vicente Gonzalez Murillo, arrivé dans la paroisse en 2006, nous raconte que les paramilitaires avaient transformé la population civile en un véritable «bouclier humain». Les paroissiens s’étaient abrités des tirs dans la cure, le centre de santé, dans le couvent de bois des soeurs augustiniennes missionnaires et dans la petite église tout à côté, juste en face de l’ancien débarcadère qui relie le village au Rio Atrato.
Une population toujours traumatisée
On saura plus tard que plusieurs centaines de paramilitaires du Bloc «Elmer Cardenas» commandées par Freddy Rendón Herrera, alias «El Alemán», avaient passé sans encombres les barrages de l’armée régulière colombienne, de mèche avec ces milices d’extrême-droite. Les «paracos», précédés de leur sinistre réputation en matière de violations des droits de l’homme et de massacres de populations civiles, voulaient reprendre la zone que contrôlaient depuis deux ans les Fronts 5 et 57 du Bloc José Maria Córdoba des FARC.
Une des «pipetas» lancée par les FARC – une bouteille de gaz remplie de poudre et de ferraille propulsée par un mortier artisanal – a traversé le toit de l’église pour atterrir sur l’autel. L’explosion qui a suivi a éventré le bâtiment et fait voler le toit de l’édifice, déchiquetant les corps sur son passage.
Sous la pluie battante, les ruines de l’ancien village de Bojayà apparaissent soudain sur les rives luxuriantes du Rio Atrato. Nous venons d’atteindre notre destination après un voyage de près de quatre heures à bord de la vedette rapide du diocèse de Quibdo, zigzaguant entre de dangereux troncs d’arbre flottant sur les flots gris.
Sur ce trajet de quelque 200 km, nous ne franchissons pas moins de sept «retenes» – des barrages de l’armée, de l’infanterie de marine ou de la police nationale – où il faut présenter à chaque fois nos papiers et justifier de notre présence.
Si le fleuve est sûr durant le jour, pas question de naviguer dès que le soleil s’est couché ni de s’aventurer sur les affluents, car c’est là le règne des FARC, des «paracos» et des narcotrafiquants. En passant au large des «lanchas Piranha», des vedettes rapides équipées de quatre mitrailleuses et d’un canon, cachées sous les frondaisons des arbres, il est vivement conseillé de s’arrêter… Les militaires peuvent tirer sans sommation, ce qui est déjà arrivé!
Le bateau du diocèse est certes bien visible, avec son équipage arborant casquettes jaunes et gilets de sauvetage avec des signes distinctifs, sans parler des grands macarons apposés sur les côtés de la vedette: un fusil M 16, barré, au centre d’un cercle rouge… Notre guide, Mgr Fidel Leon Cadavid Marin, a préparé les documents nécessaires. Notre déplacement a été signalé aux forces de sécurité et les soldats saluent à plusieurs reprises l’évêque de Quibdo avec respect.
Le village de Bojayà s’est vidé après la tragédie de mai 2002. Il ne reste plus que 800 personnes, alors qu’il y avait quelque 1’200 habitants avant l’incursion des «paracos». Beaucoup se sont alors réfugiés à Quibdo, la capitale départementale. Comme dans tout le Choco, ici vivent des populations noires (des «afrodescendientes» ou descendants d’esclaves) en grande majorité et quelques indiens Embera, nous confie le Padre Vicente.
Un sourire trompeur
«Les gens ont subi un grand traumatisme, et on pourrait croire, quand on voit leur sourire, leur spontanéité, qu’ils ont tout oublié. Mais si on a l’occasion d’approfondir la relation avec eux, on voit que la douleur provoquée par cette journée fatidique n’a pas disparu… Et ce n’est pas la construction du nouveau village – une manière pour l’Etat colombien de reconnaître sa responsabilité morale face à ces faits atroces – qui peut tout effacer… Cela prendra encore du temps!», rappelle le prêtre «afro».
Si la nouvelle église a été construite «avec la solidarité des bienfaiteurs de Kirche in Not» (Aide à l’Eglise en détresse) (*), comme un peut le lire sur une plaque de marbre à l’intérieur, l’Etat a fini par équiper le nouveau village d’une mairie, d’un centre de santé, d’un collège, d’une école, d’un jardin d’enfants, d’un centre sportif.
«Avant les événements tragiques, Bojayà était totalement ignorée des autorités. Après la tragédie, l’Etat, qui avait laissé faire malgré les avertissements répétés de la Commission ’Vie, Justice et Paix’ du diocèse de Quibdo, du ’défenseur du peuple’ (ombudsman) et de l’ONU, s’est senti obligé d’intervenir. Les autorités avaient été averties depuis des semaines de ce qui pouvait arriver à la population en raison de la présence menaçante des groupes armés dans la zone. L’armée devait bien se douter de cette issue, mais elle a laissé passer les paramilitaires remontant le fleuve. Il y avait une connivence évidente entre les ’paracos’ et les forces armées», commente le Père Vicente.
Il rappelle qu’avant les événements, l’Etat n’était pas du tout présent et qu’il a laissé la population à l’abandon pendant des années. La guérilla, qui compte peu de Noirs du Choco dans ses rangs, venait du Bajo Atrato, en aval, les guérilleros étant plutôt des ’chilapos’, des métis. «Ici, on sent un calme trompeur, c’est comme un lion endormi, même si la guérilla, après le bombardement de l’église, a perdu beaucoup de terrain. Les gens l’ont rejetée et elle a dû se retirer dans les montagnes».
Mais pour le curé de Bojayà, si les milices paramilitaires ont apparemment été démobilisées, elles ont ensuite donné naissance à de nouveaux groupes de «paracos», comme les «Aguilas Negras» ou d’autres (**). «Les gens ont peur», dit-il. Tout à côté de l’ancienne église, au milieu des ruines de l’ancien village, Soeur Maria del Carmen Garzón, une religieuse augustinienne missionnaire, nous reçoit dans son couvent de bois sur pilotis, qui est resté debout au milieu des décombres. Depuis des années, sa communauté travaille à l’évangélisation de cette population très pauvre qui vit sur le bord du Rio Atrato. Elle est aussi active dans le domaine de la santé, «car les gens ici sont si démunis».
«Les gens ici sont si démunis»
Soeur Maria del Carmen vient nous ouvrir le cadenas qui ferme l’entrée de ce lieu martyrisé. Les yeux baissés, la voix toujours chargée d’émotion, la petite religieuse nous conte à son tour ce moment douloureux, quand les paramilitaires investirent le village… les tirs croisés, le cylindre rempli d’explosifs et de ferraille tombé au milieu des gens apeurés.
«Le Père Antún Ramos, le jeune prêtre blessé lors de l’explosion, a trouvé un drap blanc et il s’est mis à la tête des survivants pour rejoindre la rive du fleuve en criant : ’Nous sommes des civils, nous sommes des civils, respectez-nous!’». La foule s’est avancée sous les balles pour embarquer sur un grand bateau du diocèse de Quibdo et partir en direction de Vigia del Fuerte. Aujourd’hui encore, une partie des habitants de la paroisse, traumatisés, n’ont jamais eu le courage de revenir sur les lieux où ils ont perdu une partie de leur famille.
Dans le cimetière aux sentiers boueux, sur la butte derrière le village, les bannières et les numéros sur les fosses communes où reposent les victimes du bombardement de l’église sont lavés par la pluie qui tombe sans discontinuer, comme pour effacer le souvenir même de ce traumatisme. «Nous devrions ériger un monument, pour faire mémoire, ne pas oublier», souligne le Padre Vicente.
Au sortir de la messe célébrée ce dimanche dans la nouvelle église de Bojayà, Mgr Fidel nous confie que durant toutes ces années, l’Eglise s’est trouvée bien seule pour aider les communautés prises en otages par les mouvements armés et abandonnées par des autorités locales corrompues. «Beaucoup de réfugiés traumatisés, survivants de cette tragédie, vivent aujourd’hui encore à Quibdo. Ils sont dans l’incapacité de revenir et d’affronter la réalité. Ils ont perdu qui un enfant, qui un père, qui une mère… Souvent il n’y a que l’Eglise pour les aider». Au moment d’écrire ces lignes, nous apprenons que l’évêque de Quibdo vient de recevoir de nouvelles menaces très précises: il a un mois pour fermer le bureau de la Pastorale sociale de son diocèse, faute de quoi… Encore une preuve que les «paracos» sont toujours actifs dans la zone! JB
(*) Les projets de l’Eglise catholique dans le diocèse de Quibdo, en Colombie, sont notamment soutenus financièrement par l’AED. CCP 60-17200-9 ou Banque cantonale de Lucerne Compte LKB-01-00-177930-10 Mention «Colombie». JB
Encadré
Le scandale des «faux positifs»
Fin octobre, l’affaire des «faux positifs», en fait des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées, a éclaté dans le pays, entraînant à ce jour la démission forcée d’une quarantaine d’officiers. Le terme «positif» est une expression convenue en Colombie pour dire que l’armée a abattu un guérillero. Les «faux positifs» – 530 seulement pour cette année, des milliers depuis l’arrivée au pouvoir du président Alvaro Uribe en 2002 et le lancement de son programme de «Sécurité démocratique» en juin 2002 – sont en fait des civils, de simples paysans, des jeunes des bidonvilles, des leaders de mouvements sociaux, que l’armée veut faire passer pour des guérilleros tués au combat.
Dans certains cas, affirme l’hebdomadaire «Semana», des «bandes émergentes», un euphémisme pour désigner les paramilitaires officiellement démobilisés, recrutent des jeunes de milieux défavorisés et leur offrent un travail. Ils les livrent à des unités de l’armée pour le prix moyen de 150 dollars. Les soldats leur fournissent un uniforme de guérillero puis les mettent à mort dans un simulacre de combat. Après coup, ces assassinats sont «légalisés». C’est ainsi que l’unité militaire concernée augmente ses points gagnés au service de la lutte contre la guérilla. Les soldats touchent alors une prime et des jours de congé.
Des généraux, des colonels, d’autres officiers et sous-officiers ont dû prendre la porte. Le chef de l’armée colombienne, le général Mario Montoya (responsable de l’opération qui a permis la libération d’Ingrid Betancourt en juillet dernier), a également démissionné suite au scandale. Le gouvernement colombien a admis les faits, mais cette sombre affaire a été portée devant la Cour Pénale Internationale. Le Ministère public colombien (Fiscalia General de la Nacion) enquête sur des exécutions extrajudiciaires concernant actuellement 1’155 victimes. Avant que le scandale n’éclate au grand jour, le président Uribe accusait fréquemment les dénonciateurs des exécutions extrajudiciaires d’être des «coryphées» de la guérilla, alors que l’armée colombienne aurait pris grand soin «à ne pas donner lieu à ce que des membres des Forces Armées soient signalés comme étant en collusion avec des groupes paramilitaires». JB
Encadré
Les paramilitaires se recyclent dans des «groupes émergents»
(**) Les AUC (Autodefensas unidas de Colombia) ont été officiellement démobilisées. Plus de 30’000 paramilitaires seraient ainsi retournés à la vie civile, selon les chiffres du gouvernement. Toutefois, Amnesty International fait savoir que nombre de ces groupes de «paracos» continuent de tuer et de menacer la population civile. Le cadre légal mis en place pour faciliter le processus de «démobilisation» ne répond pas aux normes internationales et ne respecte pas le droit des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations. Il ne comprend aucune disposition visant à identifier et traduire en justice des personnes responsables de crimes graves, notamment les membres des forces de sécurité et les hommes politiques qui ont soutenu les paramilitaires sur le plan logistique et financier au cours de toutes ces années.
Les AUC ont commencé leur démobilisation officielle en novembre 2004, avec la dissolution du «Bloque Bananero». En décembre 2004, c’était le tour du «Bloque Catatumbo» d’entamer un processus de désarmement collectif qui s’est étendu jusqu’en avril 2006. Puis le «Bloque Elmer Cardenas» a été démobilisé le 15 août 2006. Cette opération de démobilisation des groupes illégaux a permis officiellement la réintégration pacifique de 31’671 hommes et femmes, ainsi que la remise de 18’025 armes.
Des «groupes émergents» – qui collaborent selon les circonstances avec les forces armées – sont nés de cette dissolution. Dans leur majorité, ces nouveaux groupes sont formés de résidus des anciens groupes paramilitaires, de «paracos» non démobilisés et de nouvelles bandes de délinquants. Ils gagnent leur vie en s’adonnant au narcotrafic et à d’autres activités illégales. Parmi eux, des groupes comme «Organización Nueva Generación» (ONG), «Aguilas Negras», «Los Rastrojos», «Los de Barranquilla», «Los 40», «Los Paisas», «Los Traquetos», «Los Machos», «La Mano Negra», «Los Nevados», «Los Mellizos». JB
Des illustrations de ce reportage peuvent être commandées à l’agence Apic Courriel: jacques.berset@kipa-apic.ch ou tél. 026 426 48 01 (apic/be)
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