Irak: La violence tous azimuts laisse peu de perspectives d’avenir aux gens du peuple

Apic Interview

Soeur Lusia Shammas: on n’a jamais vu un tel degré de violence

Jacques Berset, agence Apic

Fribourg, 29 mai 2006 (Apic) «Il n’y a jamais eu un tel degré de violence depuis l’invasion du pays il y a 3 ans. On peut déjà parler de guerre civile en Irak.» Soeur Lusia Shammas Markos, une religieuse du Sacré-Coeur qui achève sa thèse de doctorat à l’Université de Fribourg, est en contact permanent avec sa communauté, à Mossoul et à Bagdad. Son seul espoir: la petite minorité qui lutte pour la survie de la société civile irakienne.

La violence est sans visage et semble sans raison objective, lance la religieuse irakienne originaire de Zakho, dans le Nord de l’Irak. «Au nom du fondamentalisme religieux, on assassine désormais des jeunes, voire des enfants, pour le simple fait qu’ils portent des shorts pour jouer au football!», poursuit Soeur Lusia, 34 ans. Avant de venir étudier la théologie à Fribourg il y a une décennie, elle vivait à Bagdad, où elle retourne régulièrement. au risque de sa vie.

Co-fondatrice de l’ONG «Rabitat al-Mara al-Jamia» (Association des femmes unies), Soeur Lusia a également lancé à Bagdad la fraternité «Famille coeur de la vie», qui vient en aide aux familles pauvres de Bagdad, qui sont désormais légion. En Suisse, elle préside l’association humanitaire «Basmat al-Qarib» (Le sourire du prochain), qui promeut notamment des parrainages de familles en Irak. (site internet: www.basmat-alqarib.com)

Pour le moment, la lutte pour le droit des femmes – la majorité de la population irakienne ! – que mène «l’Association des femmes unies» doit se faire en cachette, car l’insécurité est totale et ces militantes sont une cible privilégiée pour les fondamentalistes islamistes.

Mais la vie quotidienne est également toujours plus difficile: privée une bonne partie de la journée d’électricité, d’eau, les Irakiens de la rue doivent même affronter les pénuries d’essence, dans un pays qui compte parmi les plus grands producteurs de pétrole!

Apic: Les médias rapportent qu’en Irak vingt, trente, cinquante personnes trouvent quotidiennement la mort dans des attentats et des assassinats.

Soeur Lusia Shammas: Ce ne sont là que les cas «médiatisés», la situation est bien pire sur le terrain, mais ce sont les sans-grade, les petites gens qui paient le plus haut prix des attentats, des viols et des enlèvements qui sont le fait de groupes terroristes, de fondamentalistes ou tout simplement de gangs crapuleux. Il y a d’abord des malfaiteurs qui profitent de la situation: à la fin du régime de Saddam Hussein, les prisons ont été vidées.

C’est sans compter sans les fondamentalistes venus de l’extérieur, qui se sont faits des alliés en Irak et qui ont désormais de très bonnes bases et de fortes structures. Ils utilisent la religion comme une bonne carte. Il faut encore y ajouter ceux qui agissent pour des motifs purement politiques. A vrai dire, la situation est encore bien plus compliquée, car on a l’impression que la violence est de plus en plus gratuite. Mais la conséquence, ce sont ces milliers de gens qui sont enlevés, menacés, tués sans qu’ils n’apparaissent dans les statistiques.

Apic: Vos consoeurs sont avant tout à Dora, «porte d’entrée de Bagdad», et à Mossoul.

Soeur Lusia: Dora, ces derniers temps, est devenu un quartier très dangereux. Ce quartier donne sur la périphérie et les villes voisines, et c’est souvent par là qu’entrent et sortent les terroristes.

Nos soeurs peuvent sortir du couvent de St-Raphaël, car à part les périodes de couvre-feu, il n’y a pas d’interdiction d’aller dans la rue. On finit par s’habituer à la violence! Quand la tension est extrême, on hésite tout de même à sortir, mais la vie doit continuer, malgré les attentats, malgré les enlèvements qui sont monnaie courante.

Apic: Voyez-vous des perspectives, une diminution de la violence ?

Soeur Lusia: Pour le moment, on ne voit rien, on ne sait rien, y compris notre propre gouvernement. Depuis six mois, notre gouvernement d’»union nationale» n’a pas été en mesure de désigner les ministres de la Défense et de l’Intérieur, c’est-à-dire les secteurs clefs de la sécurité. La sécurité, c’est notre problème numéro un. On est assoiffés, affamés de voir un signe indiquant la sortie de crise, mais rien ne vient. ni du gouvernement, ni de l’extérieur.

Par contre, il y a de petites lumières qui s’allument dans la société civile, une petite minorité de gens simples qui s’engagent sur place, en Irak, qui manifestent la force de la vie. Ce ne sont que de petits signes, une petite goutte d’eau dans la mer, mais nous devons les soutenir.

Apic: La situation ne va pas se normaliser tant que les troupes d’occupation seront présentes.

Soeur Lusia: Il ne faut pas croire que si les armées de la coalition quittent aujourd’hui l’Irak, la situation ira mieux. C’est complètement illusoire. D’un côté, ils ont commis tellement d’erreurs et ont fait tellement de mal qu’on ne pourrait que saluer leur départ.

Il y a déjà eu tellement de bavures, de gens tout simplement tués au hasard par des balles américaines; ils n’ont même pas les moyens de porter plainte. Mais de l’autre, les troupes de la coalition doivent assumer leurs tâches et prendre leurs responsabilités. Si elles quittaient maintenant, la situation serait encore plus chaotique.

Apic: Vous misez toutefois sur la petite minorité des gens de bonne volonté.

Soeur Lusia: C’est effectivement une toute petite minorité, mais il faut la soutenir. C’est ce message que veut délivrer notre association «Basmat al-Qarib» (Le sourire du prochain). Il faut maintenir vive une petite lumière dans cet océan de ténèbres. Notre gouvernement, très fragilisé, est déjà très occupé à se protéger lui-même contre les attentats, que peut-il faire pour nous ? Leurs gardes du corps sont souvent sacrifiés quand il y a des attentats, mais le simple peuple n’a pas de gardes du corps.

Personnellement, quand je vais en Irak, je me prépare à mourir – cela peut arriver à tout moment! – mais je crains surtout d’être enlevée, car c’est la pire des choses qui pourrait survenir. D’un autre côté, je suis pleine d’espérance: pour moi, le mal n’aura pas le dernier mot et le bien finira par triompher.

On le voit sur place: si les groupes avec qui nous travaillons sont très peu nombreux, ils sont par contre efficaces. Parce qu’ils touchent le coeur de la société irakienne: la grande famille, la famille élargie qui est la clef de tout chez nous.

Apic: Il s’agit du «petit troupeau» biblique.

Soeur Lusia: Une poignée de bénévoles à Bagdad et aux alentours viennent en aide aux familles dont des membres ont été blessés, traumatisés, qui font face à la maladie ou qui vivent dans la misère. Ils assistent également les familles qui ont subi des enlèvements. S’ils sont très peu nombreux, il faut se rappeler que dans toute l’histoire, biblique et humaine, il suffit qu’une seule personne ou un petit groupe sèment une petite semence pour que finalement survienne un changement radical. JB

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