El Salvador: il y a 25 ans, Mgr Romero tombait sous les balles des Escadrons de la Mort

Apic- Interview

«Saint Romero des Amériques» est toujours vivant dans son peuple

Jacques Berset, agence Apic

El Salvador/Munich, 23 février 2005 (Apic) Il y a 25 ans, le 24 mars 1980, alors qu’il célébrait la messe, Mgr Oscar Arnulfo Romero tombait sous les balles des Escadrons de la Mort d’extrême droite. L’archevêque de San Salvador était assassiné par ceux là même qui prétendaient lutter pour sauver la civilisation chrétienne du communisme.

La guerre civile s’accéléra et plongea le Salvador durant plus d’une décennie dans un bain de sang qui fit plus de 100’000 morts. Aujourd’hui, déjà canonisé par le petit peuple – pas encore par Rome -, «San Romero de las Americas» reste toujours une grande lueur d’espoir pour un peuple courbé sous les fourches caudines du néo-libéralisme imposé par Washington, avec la complicité de l’oligarchie locale.

A l’occasion de cet anniversaire significatif, l’Apic a interviewé le Père jésuite Martin Maier, 44 ans, éditeur et rédacteur en chef de la revue «Stimmen der Zeit» à Munich (*). Ce spécialiste de l’Amérique centrale séjourne régulièrement au Salvador, où il enseigne chaque année durant trois semaines à l’UCA, l’Université catholique centroaméricaine «José Siméon Canas».

Apic: Vous avez séjourné au Salvador en pleine guerre civile.

P. Martin Maier: Effectivement, j’ai vécu au Salvador pendant les années de guerre civile, de 1989 à 1991. J’étais sur place quand l’armée salvadorienne a assassiné à l’Université centroaméricaine UCA six Pères jésuites, leur cuisinière et sa fille (*). A ce moment là, c’était mon premier séjour dans le pays. Je rédigeais ma thèse de doctorat, tout en collaborant dans une paroisse de campagne, à Jayaque, dans le département La Libertad, avec le Père Ignacio Martín-Baró. Vice-recteur de l’UCA, ce psychologue social fut assassiné avec ses confrères. Je lui ai alors succédé comme curé de paroisse à Jayaque.

Apic: La guerre civile, qui a duré plus d’une décennie, est officiellement terminée au Salvador depuis 1992, mais les blessures sont toujours ouvertes!

P. Martin Maier: C’est un des problèmes majeurs du pays: il n’y a pas eu de véritable réconciliation, car le travail de deuil n’a pas pu être fait. On ressent aujourd’hui encore les conséquences de la guerre civile, car c’est comme si on avait tiré une couverture sur les dizaines de milliers de morts qui en sont la conséquence. L’assemblée nationale a voté une loi d’amnistie. Le traité de paix a été signé en janvier 1992, sous la médiation des Nations Unies.

Cette paix offrait la chance d’un renouveau, d’une vraie réconciliation et de profondes réformes socio-économiques. Car la guerre civile puisait ses racines surtout dans l’injustice socio-économique. Il y avait la possibilité d’un nouveau commencement, notamment grâce au travail de la Commission de la Vérité qui a analysé quelques cas exemplaires d’assassinats politiques et de violations des droits de l’homme. Le rapport de la Commission a été présenté en mars 1993.

Apic: La Commission a désigné les assassins de Mgr Romero.

P. Martin Maier: Elle a désigné comme responsable principal le major Roberto d’Aubuisson, qui avait présidé l’assemblée nationale, et qui était déjà mort au moment de la parution du rapport. La Commission a aussi analysé l’assassinat des jésuites de l’UCA, commis par le Bataillon Atlacatl, entraîné par les Etats-Unis, le massacre d’El Mozote, dans l’Est du pays, où un millier de personnes – surtout des enfants, des femmes et des vieillards – ont été abattus par l’armée.

On avait des cas exemplaires, et c’était avant tout l’armée gouvernementale qui était désignée comme le principal coupable de ces massacres. Cinq jours après la publication de ce rapport, l’Assemblée nationale a voté une loi d’amnistie, qui était contre la Constitution. Il s’agissait clairement de tout dissimuler sous le tapis! C’est là qu’a été gâchée la possibilité d’une véritable réconciliation.

Cette date de mars 1993 est sans doute un moment fatidique pour l’histoire du pays. Des démarches ont été entreprises par la Tutela Legal, l’organisation de défense des droits de l’homme de l’archevêché, mais également de la part de membres de la famille de Mgr Romero, d’avoir un procès au Salvador contre ses assassins et les responsables de ce forfait. Mais cela a été refusé en vertu de la loi d’amnistie, mais l’amnistie ne peut pas s’appliquer à des cas de crimes contre l’humanité, dans des cas de graves violations des droits humains, estime ainsi Maria Julia Hernández, porte-parole et responsable de la Tutela Legal.

Apic: Au Salvador, on n’a pas fait justice, seulement «couvert» les crimes.

P. Martin Maier: Il y a bien eu quelques mesures contre de hauts officiers, qui ont été mis à la retraite, mais pas punis. Mais il n’y a pas eu de véritable processus de réconciliation et la requête fondamentale est l’annulation de la loi d’amnistie. C’est une revendication de la Tutela Legal, de l’UCA, d’organisations de défense des droits de l’homme. L’automne dernier, on a vu en Argentine qu’on pouvait annuler une loi d’amnistie. Ce serait également possible au Salvador.

Apic: Et les blessures de la guerre civile n’ont jamais été fermées!

P. Martin Maier: Non, et cela est très malsain. On connaît les assassins et on sait la vérité. Voici une formule pour caractériser la situation au Salvador: «Vérité sans justice». Le gouvernement actuel du Salvador est toujours aux mains du parti ARENA, un parti d’extrême-droite fondé par le major d’Aubuisson. L’actuel président Antonio Saca est jeune, et il n’est pas directement impliqué dans le passé sanglant des Escadrons de la Mort. Mais le pouvoir est toujours dominé par l’oligarchie et le discours est que l’on ne doit pas rouvrir les blessures du passé.

Apic: Que représente Mgr Oscar Romero pour la population salvadorienne ?

P. Martin Maier: Sa tombe, qui se trouve aujourd’hui dans une crypte de la cathédrale de San Salvador, est un lieu toujours fréquenté par les petites gens du pays. Des messes ont lieu tous les dimanches en ce lieu, les gens apportent des fleurs, placent des plaques concernant les faveurs reçues. Il y a toute une vénération et l’on peut parler d’une véritable canonisation par le peuple. Le procès de béatification au niveau de l’archevêché, ouvert en 1990, a été clos en 1996. La documentation a été présentée à Rome.

Apic: Le dossier est à Rome, mais il ne progresse pas!

P. Martin Maier: Effectivement, j’en avais parlé avec Mgr Arturo Rivera y Damas, le successeur de Mgr Romero, qui croyait en une béatification de l’archevêque martyr en l’an 2000. Il paraît que c’est même le pape qui en a parlé, car il y eu un changement dans son attitude à l’égard de l’archevêque assassiné. Car quelques mois après son élection comme pape, Jean Paul II avait mis en garde Mgr Romero. Son seul message était de lui demander de faire des efforts pour améliorer ses relations avec le gouvernement salvadorien.

C’était, en avril 1979, une rencontre difficile pour l’archevêque de San Salvador, qui avait l’impression que Jean Paul II n’était pas bien informé, tant sur la situation de ce pays d’Amérique centrale que sur la personne de Mgr Romero. C’était une demande impossible, car il s’agissait d’un gouvernement répressif qui violait les droits de l’homme et était responsable de milliers d’assassinats. Mgr Romero a beaucoup souffert de l’incompréhension romaine, lui qui était profondément attaché à l’autorité du pape.

Apic: Mgr Romero n’a pas toujours été perçu comme un «évêque rouge».

P. Martin Maier: Certes, Mgr Romero fut dans un premier temps le candidat des riches et de l’oligarchie, et on pensait qu’il s’agissait d’un homme pieux, conservateur, qui n’allait pas se mêler de politique. Mais dans les premières semaines à la tête de l’archevêché, il a subi une véritable transformation. L’assassinat de son ami, le Père Rutilio Grande, a été pour lui un choc et le départ de sa transformation. Prêtre ouvert, aimé du peuple, engagé socialement, ce jésuite fut abattu en compagnie d’un vieillard et d’un jeune garçon qui l’accompagnaient.

Il y eut d’autres attentats de ce genre: pendant ses trois années comme archevêque, huit prêtres ont été assassinés, et des milliers de laïcs engagés, des délégués de la parole, des catéchistes! Mgr Romero parlait à juste titre d’une persécution de l’Eglise au Salvador, entreprise par de prétendus chrétiens.

Pour avoir osé prendre ouvertement position pour les pauvres de son pays, pour avoir osé dénoncer publiquement les actes de répression contre les organisations paysannes et populaires et s’attaquer au régime militaire qui les écrasait pour protéger les intérêts de quelques familles très riches, l’extrême-droite l’a fait assassiner!

Apic: L’extrême droite salvadorienne bénéficiait d’appuis importants.

P. Martin Maier: Ce qui est triste, c’est que cette extrême-droite, qui prétendait – notamment en tuant des prêtres – défendre l’Occident chrétien contre les dangers du communisme, a été soutenue dans cette idéologie par les Etats-Unis. Il y a aussi eu là des points de convergence avec les secteurs conservateurs de l’Eglise catholique.

D’une certaine façon, l’Eglise reflète les divisions de la société, et la société salvadorienne est toujours divisée entre une minorité super riche et une majorité pauvre. Selon les derniers chiffres de l’ONU, 1,2 million de Salvadoriens, sur une population d’environ 6 millions, vivent dans l’extrême pauvreté. On peut affirmer que ces dernières années, les inégalités sociales se sont renforcées. La situation s’est dégradée pour les pauvres, notamment avec la «dollarisation» de l’économie. Cela veut dire que le dollar est devenu la monnaie nationale salvadorienne.

Le Traité de libre commerce (TLC) avec les Etats-Unis a déjà été adopté par le Parlement salvadorien. Le TLC va favoriser l’oligarchie économique, mais les pauvres vont en payer le prix. Le plan Puebla-Panama, qui vise à développer les infrastructures dans toute l’Amérique centrale, est au service d’une économie de type néo-libéral. Avec la crise du café, de nombreuses fincas ont été abandonnées et de nombreux travailleurs agricoles ont été poussés à émigrer.

Résultat: plus d’un million de Salvadoriens ont déjà quitté le pays, rêvant d’un avenir meilleur aux Etats-Unis. Tous les jours, entre 300 et 400 Salvadoriens, peut-être même 500, tentent leur chance, la plupart illégalement. Les réseaux de passeurs demandent actuellement jusqu’à 7’000 dollars! Une partie seulement de ces immigrants clandestins réussissent à passer la frontière américaine, les autres sont renvoyés au Salvador. L’injustice sociale crie au ciel, et les voix de l’Eglise qui protestent sont plutôt marginales.

L’actuel archevêque de San Salvador, Mgr Fernando Saenz Lacalle, un prélat d’origine espagnole, membre de l’Opus Dei, ne suit certainement pas la ligne prophétique de Mgr Romero. Le changement de cap dans la politique ecclésiale suite à la mort de Mgr Romero a été clair. Mgr Lacalle a ainsi refusé d’ordonner des étudiants de congrégations religieuses qui ont fait leur théologie à l’UCA. Il considère que c’est une mauvaise théologie. Si la polarisation n’est plus aussi profonde qu’il y a 25 ans, elle demeure cependant.

Apic: Qui donc bloque le dossier de béatification à Rome?

P. Martin Maier: Ces dernières années, il y a eu de nouveaux obstacles, notamment de la part de quelques cardinaux d’origine latino-américaine à Rome. Il semble que les opposants à l’évêque martyr ont suffisamment de poids à Rome pour freiner le procès.

Mais sur place, à San Salvador, on retrouve l’esprit de Mgr Romero parmi les gens simples, les communautés qui viennent tous les dimanches célébrer la messe sur sa tombe. Quand on leur demande ce que l’évêque martyr signifie pour eux, ils répondent toujours la même chose: il a dit la vérité, il nous a défendus, et pour cela, ils l’ont tué! Mgr Romero avait dit juste avant d’être assassiné: s’ils me tuent, je ressusciterai dans le peuple salvadorien. Et cela reste vrai pour le petit peuple. JB

(*) Ignacio Ellacuría, recteur, les Pères Ignacio Martín-Baró, Segundo Montes, Joaquín López y López, Amando López, Juan Ramón Moreno, la cuisinière Elba Ramos et sa fille Celina.

(**) Le Père Martin Maier a séjourné de 1989 à 1991 au Salvador, pour préparer sa thèse de doctorat sur la théologie d’Ignacio Ellacuría et de Jon Sobrino, tout en travaillant comme prêtre de la paroisse de Jayaque (Département La Libertad). Né en 1960 à Meßkirch, dans le Bade-Wurtemberg, il a étudié la philosophie et la théologie à Munich, Paris, Innsbruck et El Salvador. Il enseigne la théologie comme professeur invité à l’Universidad José Simeon Cañas (UCA), à San Salvador, et au Centre Sèvres, à Paris. Il sera l’hôte d’honneur, le samedi 19 mars à la «RomeroHaus» de Lucerne, de la journée commémorative des 25 ans de l’assassinat de Mgr Oscar Romero. Les autres orateurs invités sont Joe Lang, Annemarie Holenstein, Odilo Noti et Moni Egger. Cf: www.bethlehem-mission.ch/de/romerohaus

Des photos de Mgr Oscar Romero peuvent être commandées à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1705 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: ciric@cath.ch (apic/be)

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