Tchad: Le pétrole coule depuis six mois, mais les désillusions sont déjà là
Maurice Page(*), pour l’Apic
Moundou, 6 mai 2004 (Apic) Six mois après le début de l’exploitation du pétrole de Doba, au sud du Tchad, le temps des désillusions est déjà là pour les populations de la zone. On leur avait fait miroiter monts et merveilles: voitures, maisons, hôpitaux, routes, électricité. Dans les villages, les gens n’ont que les quelques miettes qu’on a bien voulu leur laisser. Les profits de la manne pétrolière vont ailleurs.
«La bonne gestion de ces ressources destinées principalement à la lutte contre la pauvreté. Une autre paire de manches!», peut-on lire dans la presse tchadienne à N’Djaména qui, elle non plus, ne se berce pas d’illusions. Pays de près de 8 millions d’habitants, caractérisé par la pauvreté, la corruption, le clanisme et des décennies de guerres civiles, le Tchad est l’un des plus pauvres du monde, avec un PIB de 267 dollars par tête. Echappera-t-il à la «malédiction de l’or noir» qui frappe l’Afrique, l’arrivée du pétrole étant sur ce continent plus souvent synonyme de conflits, de corruption et de pauvreté que de développement ?
Pour le moment, depuis le démarrage de l’exploitation pétrolière, la situation socio-économique des populations locales s’est visiblement dégradée, alors que l’on attend toujours les résultats du Plan de Développement Régional, censé en atténuer les impacts négatifs. On assiste à une flambée vertigineuse des prix des denrées de première nécessité et des loyers, selon le Groupe de Recherches Alternatives et de Monitoring du projet Pétrole Tchad-Cameroun (GRAMP/TC).
Le transfert de la main d’oeuvre du secteur agricole au secteur pétrolier a un impact négatif sur la sécurité alimentaire des populations de la zone, tandis que l’éducation est également touchée. Des classes sont fermées à cause du départ des maîtres communautaires partis chercher un emploi dans le secteur pétrolier. La zone touchée doit faire face à des vices sociaux d’une ampleur nouvelle: alcoolisme, prostitution, désagrégation des familles, crimes crapuleux, sont la conséquence des phénomènes migratoires engendrés par l’exploitation pétrolière. Sans parler de la pollution, qui provoque une multiplication des maladies pulmonaires et une pollution de l’eau entraînant des cas de choléra.
«Donnez-nous de l’eau»
«Donnez-nous de l’eau, donnez-nous de l’électricité ! Mon peuple est malade parce qu’il n’a pas d’eau potable.» La chanson du groupe de rap «Otentic» rencontre un franc succès sur les ondes des radios locales. Les femmes de Moundouli escaladent péniblement la berge de la rivière Logone une bassine d’eau de 20 à 30 litres en équilibre instable sur la tête. Le village, distant d’un bon kilomètre, n’a pas de puits. En janvier, six personnes sont mortes du choléra. Une centaine de mètres en amont, un camion tout-terrain blanc traverse le fleuve à gué. Sur ses flancs on peut lire «Western Geco exploration pétrolière».
Le pétrole permettra-t-il un vrai développement ? Difficile d’être optimiste. Le Tchad est encore très loin de la bonne gouvernance. Mépris des personnes et des lois, impunité sont trop souvent la règle. Le pays change, certes, mais surtout au profit d’un petit nombre.
Le Texas au coeur de l’Afrique
Base Esso Komé V à une trentaine de kilomètres de Doba. Dûment munis d’un badge «visitor» plastifié, nous pénétrons dans un autre monde. Visite de la clinique modèle pour le personnel d’Esso-ExxonMobil, la puissante multinationale pétrolière américaine. Pour entrer il faut montrer patte blanche, ou plutôt patte verte: le gardien exige en effet que l’on passe aux pieds des chaussons de toile verte. Intérieur ripoliné: salles d’examen, laboratoire, bloc opératoire entièrement équipé. La climatisation est au maximum. Les médecins sont très fiers de leur outil de travail.
Récemment ils ont sauvé une fillette de huit ans victime d’un paludisme cérébral en la faisant évacuer vers la Suisse. Combien d’enfants de la région sont morts de malaria le même jour faute de moustiquaire, de quelques comprimés de nivaquine ou d’une perfusion ? Je n’ose pas poser la question.
Une école en dur: un luxe ?
Une heure plus tard, toujours avec les représentants d’Esso au village de Bologo. C’est la veille du marché. 40 degrés à l’ombre. Les femmes s’activent à préparer la bili-bili – la traditionnelle bière de mil – dans d’énormes marmites. Les jeunes désoeuvrés traînent, les enfants jouent sous les grands manguiers chargés de fruits. Ici Esso, en compensation de l’occupation des terrains, a construit une jolie école en dur couverte de tôle: deux salles de classes, un bureau pour la direction. C’est beaucoup mieux qu’un hangar en paille qu’il faut reconstruire chaque année.
Le problème ? Une école ce n’est pas seulement un bâtiment mais des enseignants qualifiés, des livres, des cahiers, un programme. Le maître communautaire le confirme volontiers. Il ne dispose d’aucun matériel pédagogique et doit se contenter du maigre pécule que lui donnent les parents d’élèves. Un statut de fonctionnaire, un salaire régulier de l’Etat ? Ce n’est, ici, qu’un rêve .
Les 22 millions de francs CFA (52’000 frs) qu’a coûtés la construction, livrée clés en mains aux villageois, sont un autre sujet de désarroi. «Une brique cuite vaut ici 25 francs. Avec une telle somme nous aurions pu faire beaucoup plus», constate un Tchadien. Tout n’est cependant pas perdu pour tout le monde: le commerçant qui a vendu les matériaux et l’entrepreneur qui a fait la construction ont, eux, touché le gros lot. La compagnie Esso n’est pas trop regardante sur les prix.
Un dialogue s’ébauche avec les jeunes du village «Y a-t-il des gens d’ici qui travaillent à Esso?» «Non aucun.» Nous remontons dans le bus en abandonnant aux enfants nos bouteilles d’eau vides. Presque un trésor pour ces gosses.
Esso: exploiter le pétrole, pas développer le Tchad
Retour à la base pour le lunch dans la salle de briefing d’Esso. Le directeur sert lui-même les portions repas dans des assiettes en plastique accompagnées de Coca Cola glacé et de ketchup (de marque «French», s’il vous plaît!). La climatisation est au maximum. «Il faut voir les responsabilités de chacun, explique le directeur de son rocailleux accent yankee. La responsabilité d’Esso est d’exploiter le pétrole, pas de développer le Tchad.» La logique est imparable. La leçon assénée avec cette bonhomie typiquement américaine est simple : «business is business». L’Occident et le tiers monde pourront-ils se rencontrer un jour ?
Après quatre jours sur le terrain, un constat domine: état de droit, démocratie, volonté de changement, liberté d’entreprise, confiance en soi sont autant de critères de développement aussi nécessaires sinon plus que les moyens matériels. Si l’Etat tchadien n’assume pas ses responsabilités dans la gestion de la manne pétrolière, le pays n’a que très peu de chances de se développer. «A quelqu’un qui ne sait pas gérer cent francs, on n’en donne pas mille», commente un Tchadien. MP
Encadré
Un test de crédibilité pour la Banque Mondiale
Le projet pétrolier tchadien représente l’expérience la plus importante et la plus surveillée destinée à conjurer la «malédiction pétrolière» et à lutter contre la pauvreté par l’utilisation ciblée des revenus pétroliers. Largement vanté comme un modèle pour les autres pays producteurs de pétrole, ce projet à hauts risques implique les «majors» américaines ExxonMobil et Chevron, Petronas, la compagnie pétrolière nationale de Malaisie, le Groupe de la Banque mondiale, les gouvernements du Tchad et du Cameroun.
La Banque mondiale, plus que n’importe quel autre acteur, a mis sa réputation en jeu en affirmant que son assistance pouvait promouvoir la bonne gouvernance indispensable pour aboutir à de bons résultats en matière de développement. En prêtant au Tchad et au Cameroun l’argent nécessaire pour financer leurs parts minoritaires dans le consortium pétrolier créé pour l’occasion, la Banque mondiale est devenue la force motrice de ce projet controversé. (Le fond du baril: le boom pétrolier en Afrique et ses perspectives pour la réduction de la pauvreté». Catholic Relief Services 2003) MP
Encadré
Le plus gros investissement privé en Afrique noire
Le projet pétrolier Tchad-Cameroun est actuellement le plus gros investissement du secteur privé en Afrique sub-saharienne. Il s’agit d’extraire le pétrole lourd à partir de plus de 300 puits forés dans les champs de Doba, au sud du Tchad, puis de l’amener, à travers un oléoduc souterrain de 1070 Km jusqu’au village de Kribi sur la côte camerounaise. La canalisation se prolonge 12 Km sous la mer jusqu’à un terminal flottant où les tankers sont chargés. Le projet prévoit de produire près d’un milliard de barils de pétrole à partir des gisements de Doba sur une période de 25 ans.
Le Tchad devrait recevoir quelque 4 milliards de dollars pendant les seules dix premières années de production. Ces revenus vont plus que doubler ses recettes budgétaires actuelles, qui étaient de 300 millions de dollars en 2001. Bien que ces montants semblent élevés, ils ne représentent qu’une petite partie des profits du pétrole tchadien: la part du Tchad par rapport à celle des compagnies pétrolières est faible en comparaison avec des projets similaires. MP
Encadré
Peut-on gérer des revenus pétroliers sans en avoir les moyens ?
Le véritable test de l’expérience Tchad-Cameroun – comment l’arrivée massive de nouveaux revenus sera-t-elle gérée au Tchad ? – aura lieu à partir de cette année. La Banque mondiale a exigé, comme condition à sa participation, que le gouvernement de N’Djaména adopte (en 1999) une Loi de gestion des revenus pétroliers. Elle lui a fourni un prêt de 41 millions de dollars pour développer un système de gestion et de contrôle. Aucun pays avant le Tchad n’avait accepté de se soumettre à un tel carcan de conditions sur l’utilisation de ses recettes pétrolières.
La nouvelle loi stipule que 10% des revenus pétroliers directs seront placés sur des comptes bloqués pour les générations futures. Des 90% restants, 80% sont consacrés aux dépenses dans cinq secteurs prioritaires (l’éducation, la santé, le développement rural, les infrastructures et l’environnement, et les ressources en eau). 15 % vont aux dépenses de fonctionnement et 5 % aux communautés locales.
La loi établit également un Collège de Contrôle et de Surveillance des Ressources Pétrolières (CCSRP), comité indépendant composé de représentants du gouvernement et de la société civile chargé de «vérifier, autoriser et superviser» l’utilisation des revenus pétroliers. Les observateurs tchadiens constatent cependant que le pays a beaucoup de bonnes lois . mais que bien peu sont appliquées. MP
Encadré
Un climat sociopolitique délétère
Le 10 octobre 2003, la Banque Mondiale, le consortium qui exploite le pétrole tchadien et les gouvernements du Tchad et du Cameroun ont fêté l’événement du premier baril. Le même jour, les organisations de la société civile (OSC) ont exprimé leurs préoccupations et inquiétudes par rapport aux nombreux défis à relever pour faire du projet pétrole un instrument pour la réduction de la pauvreté, à travers l’organisation d’un deuil national et un mémorandum adressé à la Banque Mondiale.
L’exploitation du pétrole tchadien survient dans un climat sociopolitique que les évêques catholiques du pays n’hésitent pas à qualifier de délétère. Dans une déclaration publiée le 29 avril 2004, ils font un constat amer: conflits armés au sud (Centrafrique) et à l’est (Darfour); conflits agriculteurs-éleveurs; climat social malsain; corruption; grèves, crise morale de la jeunesse. C’est dans ce contexte préoccupant que le Mouvement patriotique du salut (MPS) au pouvoir prépare une révision de la Constitution pour permettre au président Idriss Deby, à la tête de l’Etat depuis 1990, de briguer un troisième mandat en 2006. «Quels qu’en soient les mobiles, nous nous interrogeons sur l’opportunité de la révision de la Constitution» relèvent les évêques. «Ce serait prendre le risque grave d’un retour à la case départ. [.] Nous appelons tous les responsables et les leaders politiques à dépasser leurs intérêts partisans et à s’engager résolument dans la voie du dialogue, afin de sauver le pays d’un drame prévisible.» MP
(*) Le journaliste fribourgeois Maurice Page, ancien rédacteur à l’Apic, dirige depuis l’an 2000 la radio communautaire «Duji lokar» (»étoile du matin», en langue ngambay) à Moundou, au sud du Tchad. Il est engagé comme collaborateur laïc de la Mission de Bethléem Immensee. (apic/mp/be)
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