APIC – Reportage
Mgr Youhanna Jeanbart, un «évêque bâtisseur» à Alep
Jacques Berset, Agence APIC
Alep, été 1999 (APIC) «Si le Seigneur a permis, après 2’000 ans, que les chrétiens demeurent en aussi grand nombre en Syrie, malgré des siècles de vicissitudes et de persécutions, c’est qu’une mission les attend ici…» Une véritable passion pour son peuple anime Mgr Youhanna Jeanbart, archevêque grec-catholique d’Alep. Dans la grande métropole pluri-ethnique du Nord-Ouest de la Syrie, l’importante communauté chrétienne, traditionnellement tournée vers l’Occident, rêve d’Amérique…
Coiffé du traditionnel «callous» noir au voile retombant sur la nuque, un gros médaillon pectoral à l’effigie de la Vierge se détachant sur une soutane noire, dans la main un bâton pastoral au pommeau argenté, Mgr Youhanna (Jean-Clément) Jeanbart, ressemble à s’y méprendre à un prélat melkite orthodoxe, dont il partage le rite byzantin. Il fait pourtant partie de la communauté catholique (1/3 des quelque 1,5 million de Syriens chrétiens), une minorité particulièrement tentée par l’émigration vers l’Eldorado occidental.
Dans un brouhaha indescriptible – près de 1300 élèves confinés dans un espace de 1200m2! – l’évêque nous guide à travers «son» école, «Al-Amal» (L’Espoir), dans le quartier populaire de Djabrié. Une institution rescapée de la vague de nationalisation des écoles privées lorsque le pays a accentué son virage «socialiste» en 1967. Les écoles libres, confisquées il y a plus de trente ans, n’ont pas encore été restituées.
La communauté chrétienne a certes reçu entre-temps la permission d’ouvrir quelques écoles, au niveau du primaire et du secondaire, avec l’obligation d’avoir à leur tête un directeur laïc. L’Eglise en tant que telle ne peut pas encore ouvrir d’écoles, seuls des individus reçoivent l’autorisation. Edith Marie-Thérèse Dick, la directrice d’»Amal», confirme que la demande des parents – dont nombre de familles musulmanes! – se fait de plus en plus pressante. Dans son école, les élèves s’entassent dans les étages, étonnamment disciplinés, dans une atmosphère confinée, malgré les fenêtres ouvertes.
Des enfants qui ne peuvent jamais courir ni jouer à la balle
«Nos enfants ne peuvent jamais courir ou jouer à la balle. Chaque centimètre carré est occupé; dans l’ancien club social de l’Eglise fermé dans les années 70, la scène de théâtre a été récupérée, même les balcons sont utilisés.» Dans un français châtié, le révérend Georges Mani, qui, au lendemain de la confiscation des écoles, a tout recommencé au niveau de la maternelle, nous explique avec une pointe d’humour le combat pour élever le niveau de l’éducation: «Grâce à l’école Amal, des milliers de jeunes, filles et garçons, chrétiens et musulmans, ont pu accéder aux études universitaires».
D’une voix douce, avec un sourire qui perce derrière des lunettes foncées, le petit prêtre à la barbe blanche a de quoi être fier: «Les résultats aux examens, où nos élèves sont dispersés dans les écoles publiques de la ville, sont probablement les meilleurs de toute la Syrie.» Difficile à croire au vu des conditions matérielles? Les résultats officiels sont pourtant bien là: ces dernières années, à l’examen pour le brevet permettant de poursuivre vers le baccalauréat, la réussite a oscillé entre 99 et 100%, dont près de 95% avec mention!
Pour dégager un peu de place, une petite cour de récréation a été aménagée sur une terrasse, au 4ème étage. Une classe de 6ème passe en ce moment son examen de dessin: les élèves sont trois par bancs. 53 élèves pour 36m2. Il n’est pas rare qu’une telle classe contienne 60, voire 65 élèves. «Imaginez trois adolescents sur un banc de 135 cm, 45 cm par élève. Pas la place suffisante pour mettre un cahier et un livre, ils doivent le mettre sur les genoux.», renchérit la liégeoise Suzanne Lefèvre, qui a enseigné le français durant 20 ans à l’école, dès qu’elle a été rouverte.
Laïque catholique membre des Auxiliaires de l’apostolat, Suzanne vit depuis une quarantaine d’années à Alep. Pour elle, 60 enfants dans chaque classe, «c’est pratiquement intenable». Il faut quasiment deux mois pour connaître le nom de chaque élève. Les enfants un peu plus faibles n’ont pas le loisir de poser des questions. L’enseignante belge n’a jamais eu l’occasion d’interroger tous les élèves durant une leçon. «Ce sont les plus actifs qui profitent, les autres copient et étudient par cœur, c’est un gros problème pédagogique.» «La nouvelle école de Mgr, cela avance ? On pleure après, on en a vraiment besoin…», se lamentent les parents qui ne trouvent pas de place pour leurs rejetons.
«Amal», un nouvel espoir pour l’an 2000… à 800’000 dollars
«Nouvelle école», le mot est lâché. C’est actuellement le cheval de bataille de Mgr Jeanbart: «La nouvelle Amal, c’est notre espoir pour l’an 2000!». Le métropolite melkite voit dans le futur établissement, prévu pour 2’400 élèves (la demande est déjà supérieure), un véritable levier de développement pour la communauté chrétienne, «un souffle d’optimisme, pour freiner le défaitisme et le fatalisme dans lequel se noient actuellement nos fidèles.»
Sur l’insistance de ses ouailles, Mgr Jeanbart a acheté, grâce à l’argent trouvé sur place, un vaste terrain à 8 km d’ici, à Dahriet el Assad, la «banlieue Assad» à l’extérieur d’Alep. Il a désormais besoin de fonds, car tout l’argent disponible a été mis dans l’achat du terrain, où est également prévu un projet d’habitat pour les jeunes familles, tentées par l’émigration. Mgr Jeanbart cherche maintenant des financements à l’étranger pour débuter la construction de l’école. Coût total des investissement: environ 800’000 dollars (US$).
L’Eglise a acheté le terrain à un prix favorable à la société «Milihouse», la plus grande entreprise de construction syrienne, qui dépendait autrefois du Ministère de la défense. Une belle affaire: 72 parcelles loties, prêtes à construire, 65’000 m2, sans compter les routes et les zones vertes. 20’000 m2 sont prévus pour l’école, le reste pour des logements, de petits immeubles de trois étages, avec des appartements familiaux de 135 à 140m2.
Nous respectons l’évêque-bâtisseur, car il ne se confine pas au religieux
Directeur de la construction de «Milihouse» à Alep, le musulman Ahmad Kajo se réjouit de travailler pour l’Eglise. Son entreprise construit la structure de béton de la nouvelle «Amal». «Nous ferons de notre mieux pour aider le ’moutrân’, (l’évêque), aux meilleurs prix possibles. Nous respectons cet évêque-bâtisseur, car il ne se confine pas au religieux. Pour nous, l’action religieuse et l’action sociale vont ensemble. «
Dans le vent brûlant et l’ocre de l’herbe brûlée, Ahmad Kajo déroule les plans. Les parcelles poussiéreuses sont délimitées par des murets, des squelettes de villas sortent déjà de terre. L’évêque affirme que le gros œuvre – la structure de béton – devrait être terminé d’ici la fin de l’année. Il voit déjà en imagination les classes et les laboratoires au rez-de-chaussée, un grand sous-sol avec une salle polyvalente. S’il obtient la permission, il ouvrira des classes du secondaire jusqu’au bac… Ici, la chapelle, après le centre de jeunes avec terrains de jeux, sur la parcelle donnée par «Milihouse», l’église prévue par la planification du quartier, qui sera mise à la disposition des autres communautés.
Ce docteur en théologie morale de la Grégorienne de Rome, bardé de diplômes, dont un de journalisme et opinion publique obtenu également à Rome, insiste sur l’importance stratégique des écoles chrétiennes dans un pays comme la Syrie. «C’est maintenant, après 30 ans, que nous ressentons la perte de nos établissements scolaires, nous en subissons les contrecoups au point de vue moral, éthique, éducatif. Nous nous rendons compte que nous survivons grâce à ce qui reste des élèves de nos écoles. La catéchèse aujourd’hui reste l’affaire des anciens des écoles des frères et des religieuses. Si nous ne les avions pas, on serait dépourvu de cadres dans les centres de catéchèse et de responsables dans les mouvements de jeunes et d’action catholique.»
La fermeture des écoles catholiques, des conséquences visibles sur l’éducation
L’école chrétienne, c’est davantage qu’une formation sur le plan technique, c’est une question de culture, de formation chrétienne, d’attachement à l’Eglise, insistent nos interlocuteurs. Alors qu’il n’est qu’un simple diacre ouvert aux changements dans l’Eglise, dans le sillage de Vatican II, Youhanna Jeanbart ne voit dans les écoles chrétiennes que des structures dépassées. N’est-ce pas la Providence qui a permis à un moment donné que ces écoles soient confisquées ? «On rencontrait des exagérations dans les écoles chrétiennes, surtout du point de vue financier, du prestige…»
Au fond de son cœur, le jeune prêtre se dit qu’il serait peut-être plus efficace de concentrer son travail sur l’apostolat, la catéchèse, les mouvements de jeunes, qui pourraient donner autant sinon plus que ces écoles-là. L’abbé Jeanbart relance la JEC (Jeunesse Etudiante Chrétienne) à Alep, morte depuis une quinzaine d’années, en l’adaptant aux réalités syriennes, en arabisant certains éléments. «A l’heure actuelle, la JEC est l’un des mouvements les plus prospères. Malgré tout, je remarque que les écoles laissent davantage d’empreinte sur les jeunes que des mouvements pareils. La perte des écoles catholiques a eu des conséquences visibles sur l’éducation et sur les valeurs.»
Des musulmans à l’école catholique, une grâce de la Providence
Autre élément stratégique: les musulmans, qui en général respectent beaucoup les chrétiens et leur mode de vie, et souhaitent que leurs enfants soient formés de la même façon. «Nous avons une bonne réputation, autant pour la formation et l’éducation que pour les succès académiques. Les musulmans se pressent à nos portes. En les accueillant comme élèves, nous investissons dans le futur, mais aussi dans le présent. Parce que souvent, ils viennent de familles influentes, ce sont des enfants de responsables politiques. Cela peut faciliter la vie de l’école. Ils sont d’ordinaire très reconnaissants, souvent plus que les chrétiens, qui considèrent souvent que l’Eglise leur doit tout.»
A «Amal», entre 15 et 20% des élèves sont musulmans. «C’est la Providence qui les met là, finalement! Grâce à cette présence, nous bénéficions de la couverture des officiels, qui y ont leurs enfants. Cela crée également une atmosphère, une ouverture de leur part au monde chrétien… " Si le prosélytisme est par définition prohibé en pays d’islam, leur accueil crée un rapprochement entre chrétiens et musulmans. «Ceux qui viennent ici sont convaincus que le niveau est meilleur qu’ailleurs. Même pour les hôpitaux, les musulmans veulent aller là où il y a des sœurs. Il arrive que des musulmanes vêtues de noir, portant le voile, viennent sonner à la porte pour demander s’il y a des sœurs… Pour elles, les chrétiens donnent une éducation valable aux enfants.» Cette bonne renommée date du siècle passé déjà, car les religieuses catholiques sont à Alep depuis au moins 150 ans.
Dix frères et sœurs dans la diaspora syrienne
Quand on qualifie Mgr Jeanbart de véritable «évêque-entrepreneur», il nous renvoie à son destin familial. Né à Alep dans une famille de 13 enfants, dont l’un est mort à l’âge de dix ans, écrasé par un camion de l’armée anglaise, l’évêque melkite constate: «De douze frères et sœurs, nous ne sommes plus que deux à Alep, les dix autres sont à l’étranger; deux frères à Genève, un frère et une sœur à Paris, trois sœurs et un frère à Montréal, un frère à Djeddah, en Arabie Saoudite, une sœur au Liban…» Pas étonnant qu’il ressente au plus profond de lui-même le lancinant problème de l’émigration de ses ouailles.
«Nos jeunes sont littéralement «aspirés» par la diaspora. Pourtant le gouvernement nous protège… La société nous apprécie, les Syriens sont très tolérants et chez nous, la convivialité islamo-chrétienne n’est pas un vain mot. Il n’y a ni du point de vue de l’Etat ni du point de vue de la loi, de discriminations contre les chrétiens. De plus, le danger islamiste est en principe éradiqué. Mais aujourd’hui, les chrétiens rêvent tout simplement d’un avenir meilleur du point de vue économique.» Mgr Jeanbart est pourtant persuadé que la jeunesse chrétienne doit rester au pays, qu’elle doit y remplir une mission: «La Syrie, après Jérusalem, n’est-elle pas le premier berceau du christianisme ?» Siège d’un diocèse depuis la fin du IIIe siècle, Alep connaît une présence chrétienne depuis le temps des apôtres.
Dans les «Actes des Apôtres» justement, on lit que Saul de Tarse – le futur saint Paul alors chasseur de chrétiens -, reçoit aux portes de Damas la mission de convertir les païens. On découvre que c’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de «chrétiens». Le pays allait rapidement être gagné au christianisme, et dès le IVème siècle, sous l’empereur Constantin, se couvrir d’églises. Avant que ne commence le déclin avec les guerres contre les Perses et l’invasion arabo-musulmane au VIIème siècle. Plusieurs villages de Syrie parlent pourtant encore l’araméen, la langue de Jésus-Christ.
La présence chrétienne en Syrie, «un témoignage»
C’est aussi parce que cette présence chrétienne est un «témoignage» que Mgr Jeanbart développe – à son niveau – une stratégie tous azimuts pour contrer l’émigration qui saigne littéralement la communauté: 200’000 grecs catholiques melkites originaires d’Alep vivent à l’étranger. «Ici, il n’en reste qu’un sur dix. Même si l’on ne songeait pas à l’émigration, il faut tout de même que nos fidèles puissent vivre décemment.»
Un «évêque-bâtisseur» à Alep ? Le qualificatif le fait sourire, lui qui tient d’emblée à préciser qu’il ne se désintéresse ni de la liturgie, ni de la tradition ou de la pastorale: «C’est un aspect fondamental de mon travail, mais je suis obligé en conscience, et par devoir de charité, de m’occuper aussi de développement social. Si nos fidèles ne peuvent pas vivre, il n’y aura plus de substance dans nos communautés. Le Seigneur veut que nos fidèles aient la vie et la vie en abondance, pas qu’ils deviennent riches, mais qu’ils aient le nécessaire.»
Tout le monde s’accorde sur ce point: Mgr Youhanna Jeanbart est l’un des chefs religieux chrétiens les plus dynamiques de Syrie, jamais à court d’idées novatrices… même s’il est souvent à court de moyens financiers pour les concrétiser immédiatement. Au sein de l’épiscopat, les gens qui refusent comme lui de baisser les bras par fatalisme, sont encore minoritaires. Lui veut ouvrir des brèches, persuadé que le bon exemple entraînera les autres: «On ne pourra jamais tout faire, et ce ne serait pas bon ! Mais l’Eglise doit affronter ce problème, au moins pour freiner le rythme de l’exode. Donner des raisons de vivre ici. Il faut une stratégie: une minimum de confort à nos gens, des perspectives d’avenir plus heureuses, dégager des possibilités d’emplois, améliorer leur situation financière.»
L’évêque «manager» et responsable politique pour pallier à l’absence de la société civile
Quand on le pousse dans ses derniers retranchements, le prélat de 56 ans reconnaît le paradoxe de l’évêque «manager», voire responsable politique de sa communauté. Il se sent souvent mal à l’aise face à ce rôle, qu’il aimerait voir jouer par des laïcs. «Mais ils ne peuvent pas travailler comme ils veulent dans le domaine public, vu les restrictions imposées quand on touche un domaine social qui est adjacent au politique. Dans nos pays, tout ce qui a senteur de politique ou de rassemblement est très surveillé. La société civile ne peut pas s’organiser librement Alors c’est l’évêque qui doit prendre le relais!.» (apic/be)
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