APIC Reportage
Rencontre avec Naaman Rawik, «missionnaire du désert»
Jacques Berset, agence APIC
Raqqa/Lac Assad (Syrie) APIC Reportage, en Syrie, … après une éclipse de dix siècles due aux invasions mongoles. Grâce au programme de grands barrages des années 60, des chrétiens se réinstallent dans la région de Raqqa, à 200 km à l’est d’Alep. Au cœur de cette «réévangélisation» en terre musulmane, un missionnaire de 42 ans au visage cuivré par le vent du désert, le Père Naaman Rawik.
Au volant de son bus VW délabré, le Père Naaman nous guide au milieu d’étendues de sable et de steppes entrecoupées de terres cultivées grâce à un imposant système d’irrigation. Par endroits affleure la salinité du sol. Voici que des musulmans le saluent et le désignent à leurs enfants comme «le papa des chrétiens». «C’est plutôt gentil et respectueux», reconnaît-il. Depuis 18 ans, le jeune archimandrite grec-catholique est seul pour desservir un vaste territoire de 2’500 km2. Sur 600’000 personnes habitant en aval du Lac Assad, seul 11’000 sont chrétiens. «Qu’ai-je fait au Bon Dieu pour mériter cela ?», plaisante, mi-figue mi-raisin, le jeune missionnaire à la barbe poivre et sel et au front déjà dégarni. A l’évocation de son nom, il se remémore le personnage biblique de Naaman le Syrien, chef de l’armée du roi d’Aram, guéri de la lèpre dans le Jourdain. Grâce à sa foi au Dieu d’Israël.
La construction sur l’Euphrate du grand barrage de Thawra (Révolution), de 1966 à 1975, a indirectement permis la renaissance de l’Eglise. Elle a amené sur place une population bigarrée venant de tous les coins de Syrie, composée essentiellement de techniciens et d’ouvriers, attirés par les places de travail créées par l’irrigation et la bonification des terres. Chez les chrétiens, on rencontre beaucoup d’ouvriers, mais aussi des commerçants, des ingénieurs ou des médecins.
Les barrages sur le «Nahr Al Furat», l’Euphrate, artère nourricière des grande civilisations mésopotamiennes (Les missions archéologiques occidentales ont exploré Tell Hariri, à Mari et Doura-Europos, «Pompéi de l’Orient» près de la frontière irakienne) font revivre la région. Disparu depuis les 9ème et 10ème siècle de ces contrées islamisées, le christianisme est revenu. Il renaît en particulier dans les deux villes nouvelles de Raqqa et Tabqa, au pied de l’imposant barrage de Thawra, long de 2500 m. Derrière son mur épais de 512 m à la base, un lac de retenue d’une capacité de 11 milliards de m3! A une trentaine de kilomètres au sud du fleuve, nous arrivons à Résafé, une ancienne place forte romano-byzantine vidée de ses habitants il y a huit siècles par le Sultan Baybars.
Résafé, ancien évêché devenu «ville morte»
La soutane couleur sable du Père Naaman se fond dans les tons ocres de la «ville morte» de Résafé. Toute la population déportée à Hama, la ville longtemps prospère – elle fut élevé au rang d’évêché – retourna au silence du désert. Avant son abandon forcé, cet ancien lieu de pèlerinage était connu dans tout l’Orient sous le nom de Sergiopolis, en l’honneur du martyre de saint Serge. Officiers romains convertis au christianisme, Serge et Bacchus, son compagnon, furent mis à mort pour avoir refusé d’abjurer leur foi. Serge était l’un des saints les plus populaires parmi les Arabes chrétiens, et la ville recevait une foule de pèlerins.
Au milieu des dunes, se détachant de l’imposante ceinture de remparts restée debout malgré la morsure des sables, surgit la silhouette de l’imposante ruine de la basilique byzantine Saint-Serge. Les pierres de gypse diaphane de la cité endormie à jamais brillent au soleil. Après tout ce temps d’abandon, le premier prêtre à revenir dans la région fut le Père Abdallah Barnouty, un petit frère de Jésus. Pendant 15 ans, tout en travaillant comme traducteur pour les compagnies étrangères construisant le barrage de Thawra, il a posé les premiers fondements de la communauté chrétienne locale. «Après 10 siècles, c’est lui qui a ramené le christianisme ici», témoigne Naaman Rawik, qui a pris sa relève.
«Le code de droit canon, c’est mon cœur!»
Prêtre melkite catholique, Naaman Rawik est au service de l’ensemble de la diaspora chrétienne. Il baptise, confesse, marie et célèbre l’eucharistie pour les fidèles d’une dizaine de rites chrétiens différents. Fidèles grecs-catholiques, grecs-orthodoxes, arméniens-orthodoxes, arméniens-catholiques, assyriens, syriaques-orthodoxes, syriaques-catholiques, maronites, latins, chaldéens, sans compter deux ou trois familles protestantes, il accueille tout le monde à bras ouverts. A Raqqa, sa cure est un simple immeuble abritant l’église à l’étage, dans un quartier d’habitation aux rues poussiéreuses défoncées par les chantiers. Dans le salon trône un portrait du «raïs», le président syrien Hafez el-Assad. Sur la chaîne TV 5 allumée dans le salon défile le paysage verdoyant d’une campagne française.
Quelques femmes vêtues d’une tunique bleu ciel et coiffée d’un voile – «c’est le costume de Marie, que certaines portent en cette période en l’honneur de la Vierge» – se rendent à la prière. Avec elles des dames âgées au chef couvert d’une mantille noire brodée récitent des invocations mariales dans la chapelle de l’Annonciation, Saïdet al-Bishara. Des enfants sont là, quelques hommes, également des femmes vêtues à l’occidentale, parées de couleurs chatoyantes. Toute la diversité de cette communauté hétérogène mais fervente.
Notre «missionnaire de choc» passe indifféremment du français à l’arabe, en finissant par le syriaque (araméen). «Que mes fidèles soient orthodoxes ou catholiques, les sacrements que je dispense sont les mêmes pour tous: baptême, mariage, communion… Cela ne pose pas de problèmes, parce que je suis seul. Il n’y a pas de concurrence, les différents rites reconnaissent nos sacrements.»
«Si j’en restais au droit canon, je commettrais une grande faute, lance-t-il dans un grand éclat de rire; c’est l’amour qui doit nous guider… C’est connu des évêques, peut-être pas du Vatican. Moi, je parle avec mon cœur, c’est le droit et le canon!»
A Pâques cette année, le cheikh musulman de Raqqa, le plus haut dignitaire religieux de la ville, est venu à l’église présenter ce que dit le Coran de Jésus et de Marie. Les fidèles l’ont bien accueilli et trouvé que cette «première» était une bonne idée. «En effet, les musulmans ici n’ont d’ordinaire pas l’habitude de dialoguer avec les chrétiens. Le chef de la police nous a demandé de répéter cette action exemplaire, auquel cas il ferait venir la télévision».
Les musulmans rendent visite au curé
A entendre le curé de Raqqa, l’ambiance est plutôt œcuménique, et les relations interreligieuses sont bonnes. La façade de l’église, où s’inscrit une grande croix, marquée par des jets de pierre ? «Ce sont des enfants du quartier qui ont fait cela, rien à voir avec le fondamentalisme islamique!», rassure-t-il. Les voisins musulmans aiment bien les chrétiens: ils passent pour des gens sérieux et travailleurs. «Ici, en ville, personne ne nous insulte comme cela peut arriver parfois dans les villages…Je vis avec les gens, donnant un témoignage d’amour. Je me promène toujours en soutane, avec la croix, sans jamais rencontrer d’hostilité.»
D’ailleurs tous les jours, des musulmans rendent visite au Père Naaman, qui est pour eux le «chef des chrétiens» sur le plan local. Ils viennent notamment solliciter des commentaires théologiques sur l’Evangile. Le prêtre catholique s’est rendu il y a quelques années dans les villages musulmans pour présenter les Evangiles. Le public était venu nombreux.
Des Kurdes de diverses confessions chrétiennes, vivant dans le désert sans prêtres depuis des lustres, avaient fini par faire appel à leurs voisins musulmans pour les enterrements. Peu à peu, ils ont adopté leurs coutumes et se sont mariés avec eux. Aujourd’hui, avec le retour de l’Eglise dans la région, ils retrouvent leur identité chrétienne perdue. Cette année, Naaman Rawik a baptisé neuf jeunes Kurdes de 15 à 16 ans du village d’Aïn el Arab, près de Raqqa.
Pour arriver à Tabqa, au pied du barrage de Thawra, le parcours est d’une cinquantaine de kilomètres. «Mon problème, c’est ma vieille voiture, je roule 2’000 km par mois sur des routes pas toujours très carrossables. Je prie à chaque fois Dieu qu’elle marche.» Affairé dans le jardin entourant l’église de Tabqa à cultiver fleurs et légumes, le P. Rawik explique qu’il y vient chaque jour, après la messe. «C’est mon sport à moi, pour l’équilibre.» La journée du prêtre, partagée entre les deux villes, est intense. A midi, visite au directeur du barrage, pour voir s’il y a des problèmes avec les soldats, les ouvriers. L’après-midi, visite aux familles de Thawra en compagnie des sœurs. Le soir, prière à la chapelle de Tabqa.
Petite et vétuste, la chapelle ne paie pas de mine. Pourtant, juste à côté, à Thawra, une belle église de style byzantin presque achevée garde ses portes désespérément closes. L’archevêché melkite catholique d’Alep a bien participé au financement de la nouvelle église, mais le terrain est propriété de l’Eglise orthodoxe. L’évêque orthodoxe n’ayant pas de prêtres pour s’en occuper, l’église nouvelle reste fermée.
A Tabqa, le Père Rawik voudrait bien trouver un peu d’argent pour réparer sa chapelle délabrée. Faute de moyens, il a peint lui-même l’iconostase, des icônes de style russe s’inspirant de l’Ecole St-Georges de Meudon. Pour payer la peinture, il a organisé une loterie, dont le premier prix était une croix en nacre… «Les gens d’ici sont assez pauvres, vous savez», dit-il, pour s’excuser de la modestie des lieux.
«Que faire ? Inch Allah, comme on dit en arabe! Nos fidèles se sentent un peu abandonnés. Pour le moment, je suis leur père. J’aimerais bien qu’un autre prêtre vienne me seconder, car nous vivons une situation d’urgence.» Pas question, pourtant, de laisser tomber: «Travailler avec des orthodoxes, des catholiques, des protestants, au milieu des musulmans, j’ai beaucoup de chance! C’est ma mission, elle me remplit de joie!» (apic/be)
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