Le pape François n’était pas un homme de systèmes, de dogmes, mais de discernement, tant sur le plan collectif qu’individuel. Quel point de la spiritualité ignacienne l’aidait le mieux à vivre son ministère? Questionné à ce propos en août 2013, soit cinq mois après le début de son pontificat, par Antonio Spadaro sj, alors directeur de la revue jésuite Civiltà Cattolica, le pape avait répondu: «le discernement».
Il s’était alors longuement entretenu avec le Père Spadaro et lui avait exposé quelques idées fortes sur sa manière de concevoir, à la lumière de la spiritualité ignacienne, le service de l’Église universelle auquel il était appelé en tant que souverain pontife. Les événements qui ont accompagné par la suite son pontificat ont confirmé sa fidélité à ces principes.
Le discernement jésuite invite à partir de la réalité pour chercher comment progresser. «Or toute recherche implique une mise «en sortie», comme le disait François», souligne le jésuite genevois Pierre Emonet. «Plus précisément, une mise en sortie vers la pauvreté et le quotidien concret, comme l’indiquent les Exercices spirituels de saint Ignace.» Il ne peut donc y avoir de discernement sans capacité de se décentrer, de s’ouvrir à l’autre.
Le pape François ajoutait que sa mise en œuvre inclut nécessairement la discussion, et requiert donc du temps et de la patience «pour poser les bases d’un changement vrai et efficace», qui part de la réalité du terrain et de la personne. Le discernement spirituel, en effet, cherche, en toute situation, à faire grandir la liberté de son interlocuteur plutôt que de le dominer ou de lui dicter ce qu’il a à faire.
La démarche synodale dans laquelle le pape François a engagé l’Église découle de cette attitude. La consultation lancée en 2014 en préparation du Synode des évêques sur le mariage et la famille avait de suite annoncé la couleur. Si François a tant insisté au cours de son pontificat sur la collégialité et l’écoute avant toute prise de décision (ce qui forcément ralentit le train des réformes), c’est qu’il était convaincu qu’il ne peut y avoir de réforme réussie sans un changement en profondeur de perspective.
Pour lui, une transformation de la manière d’être et de faire Église devait précéder toute réforme structurelle et organisationnelle de l’Église. «Avec le chemin synodal, le pape a mis toute l’Église à l’échelle du discernement communautaire tel que les jésuites le pratiquent», commente le Père Emonet sj.
C’est ce qui explique en partie le fait que la réforme de la Curie, un gros chantier de son pontificat, ait pris du temps pour aboutir. Avant sa mise en route, les consultations personnelles et les études détaillées se sont succédé pendant deux ans. La remise en ordre de cette administration centrale a ensuite était engagée de manière collégiale, avec l’appui d’un conseil spécial de neuf cardinaux nommés.
Une autre caractéristique de la Compagnie de Jésus a accompagné les processus de changement mis en place par le pape François. De nombreux observateurs ont relevé l’autoritarisme du pape et ses manières parfois vives de trancher et y ont vu une contradiction avec le principe de collégialité qu’il défendait.
Pour lui, une transformation de la manière d’être et de faire Église devait précéder toute réforme structurelle.
François venait d’un ordre à la forte structure hiérarchique. Il était attaché à ses vœux d’obéissance envers ses supérieurs, et d’obéissance ultime au pape. L’Église n’est pas une démocratie, soulignait-il volontiers.
Ainsi, bien gouverner pour lui signifiait: consulter, discerner, trancher quand cela s’avère nécessaire, et se tenir avec fermeté et constance à cette décision. Un principe que l’on retrouve dans la règle 318 des Exercices de saint Ignace.
Dans un article intitulé «François: les racines de sa pensée», José Mariá Poirier, directeur de la revue catholique argentine Criterio, rapportait en septembre 2013 les propos de Mgr Bruno Forte, archevêque de Chieti-Vasto: «L’attention donnée [par François] au discernement et à l’écoute est elle aussi ignacienne, comme la fermeté avec laquelle il s’attache à réaliser les décisions prises. Plutôt que de parler de réformes, le pape François écoute, évalue devant Dieu et agit.»
Cette autorité papale toutefois est conçue comme une mise au service et non comme une prise de pouvoir. Une attitude qui vaut à fortiori pour tous les clercs de l’Église. Les avertissements réitérées du pape François à l’encontre du cléricalisme reposaient sur cette intuition fondamentale d’Ignace de Loyola: les hommes d’Église sont au service de celle-ci et du monde; ils ne forment donc pas une caste à part.
Il ne s’agit pas pour eux de chercher les honneurs, les «mondanités», comme le disait François, ou une vaine gloire, mais de plonger leurs mains dans le cambouis. C’est ainsi que l’on peut comprendre la fameuse invitation lancée par François à tous les prêtres de «sentir l’odeur du troupeau», pour mieux le connaître et le servir.
Une autre idée forte «jésuite» qui a guidé François est que nulle personne, nulle institution, nulle culture n’est complète en soi. Il ne peut y avoir de discernement sans capacité et volonté de pensée ouverte, sans désir de rencontre. Les systèmes autocentrés ne conduisent pas à la vie, qui est mouvement, changement.
Cela induit, pour les jésuites, le devoir d’aller aux périphéries. «Avec le Christ et l’Église au centre, la Compagnie a deux points fondamentaux d’équilibre qui lui permettent de vivre en périphérie», expliquait-il à Antonio Spadaro dans l’entretien déjà cité. Une impulsion qu’il a choisi de communiquer à l’ensemble de l’Église en tant que pape. «Au lieu d’être seulement une Église qui accueille et qui reçoit en tenant les portes ouvertes, cherchons plutôt à être une Église qui trouve de nouvelles routes, une Église capable de sortir d’elle-même et d’aller vers celui qui ne la fréquente pas, qui s’en est allé ou qui est indifférent.»
Sur le plan individuel, le discernement et le décentrement signifient qu’il faut toujours considérer la personne. Le pape François était très marqué par la démarche pédagogique des Exercices d’Ignace. Il a insisté sans relâche sur le devoir de l’Église d’accompagner chacun avec miséricorde et réalisme, en partant de là où il se trouve, dans une perspective qui inclut et non pas exclut. Ainsi peut-on comprendre ses invitations lancées à l’Église à accueillir les homosexuels.
Comparant l’Église à un «hôpital de campagne», il a insisté sur le fait qu’elle se doit d’aider les gens à faire un pas de plus en avant, «panser des blessures», et non pas porter des jugements moraux, dicter des règles de conduite et «jeter à la tête des gens des enseignements tout faits, des dogmes», explique le Père Emonet.
Sur le plan collectif, fidèle à cette tradition, le pape a tenté d’internationaliser l’Église, d’ouvrir sur le monde son centre romain (ou plus largement européen), pour l’amener à changer de perspective, à s’autoriser de nouvelles priorités. Il a ainsi ouvert les portes du Collège cardinalice à des hommes du monde entier et de zones longtemps considérées comme périphériques.
Ses nombreux voyages sur tous les continents, dans certains pays parmi les plus pauvres au monde, comme la Centrafrique, ou dans des pays où les chrétiens sont minoritaires, comme en Égypte et en Irak, procèdent de la même logique.
De même du dialogue interreligieux ou avec le monde sécularisée qu’il a établi. Il a rencontré, par exemple, et à plusieurs reprises, Ahmed Mohamed el-Tayeb, l’imam de la mosquée al-Azhar (Le Caire). Un intérêt qui a débordé dans le dialogue œcuménique, le patriarche Bartholomée de Constantinople et l’archevêque de Canterburry Justin Welby l’accompagnant dans certains de ces grands événements, comme à Jérusalem en mars 2014 ou au Soudan du Sud en février 2023. Il s’est-il aussi rendu à Genève le 21 juin 2018 pour y commémorer le 70e anniversaire du Conseil œcuménique des Églises (COE).
Une de ses œuvres majeures, l’encyclique Laudato Si, procède de ce même souci de décentrement et d’ouverture au monde et à sa réalité, dans la perspective très large d’une écologie intégrale où est rappelée de la place de l’Homme dans la Création, cette «maison commune».
Dans l’histoire de la Compagnie de Jésus, cette aptitude au décentrement et au discernement avait conduit les jésuites à développer aux 16e et 17e siècles une nouvelle méthode missionnaire basée sur l’inculturation, une relation de réciprocité entre l’Évangile et les cultures auxquelles il s’adresse. La méthode exige la plus grande attention aux mœurs, aux mentalités et aux traditions des peuples auprès desquels la Parole doit être portée, afin de rendre celle-ci intelligible.
C’est dans un «esprit d’inculturation liturgique» que le pape François a plusieurs fois célébré la messe en rite zaïrois. L’idée d’un rite propre à l’Amazonie a aussi été évoquée lors du Synode sur l’Amazonie de 2019. Dans son exhortation Querida Amazonia (2020), le pape demandait que «le patrimoine culturel soit mis à profit dans la recherche d’une liturgie qui puisse répondre à un effort d’inculturation des peuples indigènes».
Une des caractéristiques majeures du pape François est son attachement à la théologie du peuple (TP), qui fait partie des théologies libérationnistes latino-américaines. Avant d’être pape, l’argentin Jorge Bergoglio a été un jésuite engagé sur le terrain auprès des démunis, impliqué dans l’éducation, proche du peuple. Devenu archevêque de Buenos Aires en 1998, il a bénéficié très rapidement d’une aura de pasteur hors du commun, proche du peuple des pauvres.
«Une chose est de se réunir pour étudier le problème de la drogue dans une villa miseria, et une autre, d’aller sur place, d’y vivre, de comprendre…»
Pape François
On peut voir dans son appel constant à prendre en compte les pauvres, les marginaux, les délaissés, dans son empathie pour les migrants, la marque de l’engagement de la Compagnie de Jésus pour la promotion de la foi et de la justice, instauré en 1974, à la suite de son supérieur général Pedro Arrupe.
«Quand on parle de problèmes sociaux, une chose est de se réunir pour étudier le problème de la drogue dans une villa miseria, et une autre, d’aller sur place, d’y vivre, de comprendre et d’étudier le problème de l’intérieur», confiait-il à Antonio Spadaro. «Voilà pour moi le sentir avec l’Église dont parle saint Ignace.»
C’est dans son expérience d’immersion concrète dans le monde ainsi que dans celle de l’inculturation soutenue par les jésuites que l’on peut donc comprendre l’importance qu’il accorde au sensus fidei (sens des fidèles). Pour François, «le peuple de Dieu était le premier témoin de la foi, de la révélation», précise Pierre Emonet. La sagesse du peuple justifie les processus synodaux et ceux-ci permettent son expression. (cath.ch/lb)
Lucienne Bittar
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