Lucienne Bittar, de retour du Liban
À Beyrouth, ville surpeuplée et chaotique, les habitants vivent dans le bruit perpétuel et la pollution. Depuis six mois, ils doivent affronter un énorme stress supplémentaire, causé par le survol de drones israéliens et le risque de frappes qui peuvent «tomber n’importe où».
Suite à l’invasion israélienne du sud du Liban d’octobre 2024 (la quatrième depuis 1978) et à la guerre qui s’en est suivie, de nombreux habitants de Beyrouth ont fui la capitale pour se réfugier plus à l’est, dans les villages environnants du Mont Liban, y multipliant par deux, parfois par trois, la population résidente. Parmi ces villages, à 20 minutes en voiture de la capitale, se trouve Broummana. Majoritairement habité par des chrétiens, il jouit depuis le 18e siècle d’une réputation de lieu de villégiature privilégié.
Le contraste avec Beyrouth est saisissant. Avec ses vues plongeantes sur la capitale et le littoral d’un côté, et sur les montagnes enneigées et des étendues de pins de l’autre, Broummana permet d’oublier quelques instants les crises perpétuelles auxquels le pays est confronté depuis 15 ans: effondrement économique de 2019, suivi d’un début de révolution vite étouffée, crise du covid, explosion du port de Beyrouth en 2020, séisme de 2023, guerre avec Israël depuis l’automne 2024.
Même si le Broummana d’hier n’est plus celui d’aujourd’hui, comme en témoigne des enseignes d’hôtels et restaurants fermées, le village reste une destination prisée des Libanais. «Nous avons le plus grand nombre d’hôtels dans le Metn», se félicitait en juillet 2023, dans le quotidien libanais L’Orient-Le Jour, Pierre Achkar, propriétaire de l’un d’entre eux et président du conseil municipal du village.
Si les Libanais viennent encore faire la fête à Broummana, un autre type de tourisme, plus spirituel, les y attirent aussi. On ne compte plus dans la région les églises, monastères, couvents et oratoires dédiés à la Vierge ou à saint Charbel Makhlouf.
Au détour d’un virage, sur les hauteurs d’une colline parsemée de pins, se dresse le monastère maronite de Mar Chaaya. Dix moines et quatre séminaristes y vivent. Cette propriété de quelques hectares abrite en sus des serres, une petite ferme avec du bétail, une fabrique de fromage frais et une épicerie. Des familles de passage dans la région ou des enfants d’écoles chrétiennes en courses scolaires s’y arrêtent régulièrement.
À Broummana même, dans le quartier dit des églises, l’église orthodoxe Saint-Georges et son architecture en rotonde (Broummana accueille le siège de l’archidiocèse grec-orthodoxe de Byblos et de Batroun) est presque collée à celle des maronites, l’église Mar Chaaya (du prophète Isaïe). Bâtie sur un ancien fort du 9e siècle, celle-ci témoigne de l’implantation millénaire des chrétiens au Mont Liban, une présence qui n’est pas qu’historique. Une grande part des activités sociales des habitants du village est liée à la vie des paroisses chrétiennes.
Au milieu des ruelles du vieux Broummana, un autre clocher surgit, celui du couvent des Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul, abrité derrière de hauts murs en pierres apparentes jaunes, caractéristiques des villages du Metn. La porte s’ouvre sur une immense cour intérieure encadrée d’un bâtiment agrémenté de colonnades, typique des constructions ottomanes.
Dans cet ancien sérail appartenant à l’émir druze Ahmad Abillamaa, justice était rendue, m’apprend Sœur Mary qui m’accueille. Les lieux abritaient d’ailleurs une prison. «Les descendants de ces émirs se sont convertis et sont devenus maronites», raconte-t-elle. Le sérail tombait en ruines quand une sœur de la congrégation l’a acheté en 1883. Aujourd’hui, Sœur Mary y vit avec deux autres sœurs plus âgées et une trentaine d’enfants.
Une fillette traverse la cour en courant. Dans des petites salles dévolues à la révision, des petits réunis par groupes d’âge font leurs devoirs, supervisés par des plus grands. À l’origine un orphelinat pour garçons, la «maison d’enfants» des Filles de la Charité accueille aujourd’hui des «cas sociaux» des deux sexes, issus le plus souvent de familles divorcées, explique Sœur Mary. Ces enfants sont placés en internat chez les sœurs pendant les jours d’écoles, sur demande d’assistantes sociales.
Les sœurs gèrent en plus l’école primaire St-Vincent de Paul qui jouxte le couvent. Elle est fréquentée par 350 enfants de familles désargentées de la région. L’an passé, ils étaient 400, mais «la plupart des Syriens qui étaient inscrits sont retournés chez eux» après la chute du président Bachar el Assad, souligne Sœur Mary, avant de confier sa préoccupation.
Elles ne sont plus que trois sœurs ici. Les forces vives de la congrégation s’amenuisent, «comme partout dans le monde», malgré les manifestations de piété populaire quotidiennement visibles ici. «De moins en moins de gens choisissent de rentrer dans les ordres. Ils disent qu’ils peuvent servir les pauvres tout en vivant librement, sans devoir faire vœu d’obéissance. C’est vrai que ce vœu n’est pas toujours facile à vivre…»
Le couvent, certes, a déjà connu des temps durs. Durant la guerre civile, il avait subi d’importantes déprédations, puis avait été rénové grâce à des fonds de Caritas Autriche et de l’Œuvre d’Orient, explique Sœur Mary. Mais aujourd’hui les Filles de la Charité ont plus de peine à trouver des soutiens étrangers. Or, «depuis la crise de 2019, le gouvernement ne nous aide plus du tout, souligne-t-elle. Je ne sais pas comment nous allons pouvoir maintenir l’école. Les frais d’écolage sont très bas. Mais même comme ça, de nombreux parents ne les payent plus.»
Pour l’instant, la Province Proche-Orient (Liban, Syrie, Égypte, Iran, Terre sainte) de la congrégation, dont le siège est à Beyrouth, subvient encore aux besoins. Mais jusqu’à quand? Une préoccupation d’autant plus vive que la guerre avec Israël a directement touché la congrégation. Dans le village de Mreijé, vers Saïda, dans le sud du pays, une école et un couvent des Filles de la Charité ont été gravement endommagés par les bombardements israéliens.
Dans un pays ruiné, où l’État n’assure quasiment plus aucun service depuis 2019 et où une part essentielle des services culturels, éducatifs et sociaux sont assumés par les municipalités locales, mais aussi les organisations religieuses, les paroisses et toutes sortes d’associations gravitant autour d’elles, l’affaiblissement de ces communautés a un impact certain sur les populations les plus pauvres.
Ainsi, à Broumana, 70 familles pauvres sont prises en charge par la municipalité et les paroisses. «Une fois par mois, la quête des Églises de Mar Chaaya leur est dédiée, m’explique une habitante du village, et une banque alimentaire a été mise en place par des jeunes de la paroisse pendant le Carême.»
Mais tout élan de générosité s’essouffle quand les besoins s’éternisent, quand les finances, l’espace ou les forces humaines s’amenuisent. «On nous a demandé d’accueillir des déplacés venus du sud, explique Sœur Mary, mais nous avons déjà les enfants dont nous devons nous occuper. Il ne nous est pas possible de faire plus.»
Quand la fatigue et le découragement prennent le dessus, à Broummana comme ailleurs au Liban, les célébrations religieuses et les prières prennent la relève et aident la population à se ressourcer. Ce samedi 29 mars, au lendemain du bombardement israélien sur un quartier sud de Beyrouth, des jeunes et leurs mamans de la paroisse maronite du village participent à un atelier de confection du chapelets. Et comme toujours au Liban, tout se termine par des chants et des danses. (cath.ch/lb)
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
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