Tout ça pour ça

Estomaquée. Je suis restée sans voix, tant cette petite question m’a coupé le souffle comme si j’avais reçu un coup de poing dans le ventre. «Je vois à quoi sert toute cette formation de pasteure: grignoter incognito à la cafétéria de l’hôpital!»

Emplie de cet élan qui pousse à rendre visite, vous savez ce mélange de sentiment de faire du bien et de se faire du bien, j’étais venue voir M. X et l’avais poussé dans son fauteuil roulant jusqu’au rez-de-chaussée pour profiter de la luminosité de la cafétéria et nous laisser servir une boisson chaude agrémentée d’un petit biscuit croquant.

Cette grande et douce infirmière nous ayant repérés s’est approché, et sans volonté de blesser, sans aucune intention de nuire, sur le ton de la plaisanterie complice accompagnée d’un clin d’œil à mon encontre, a chuchoté dans mon oreille: «Je vois à quoi sert toute cette formation de pasteure: grignoter incognito à la cafétéria de l’hôpital!» Première réaction viscérale et instinctive d’une angoissée du ministère pastoral: «Mince! Je suis prise en faute. Elle a raison, je me la coule douce.» Deuxième réaction moins effrayée mais encore relativement automatique: «Elle se prend pour qui celle-là? Que connaît-elle du boulot de pasteure?» Troisième réaction plus offensée et ébranlée: «Ben oui, la formation pastorale figure-toi ce sont cinq années d’étude avec des matières pointues! Pignouf!»

«À nous de donner une couleur de vie à nos moments qui en manquent cruellement»

Quatrième réaction plus réfléchie et donc maîtrisée: «Pourquoi ne suis-je pas capable de plaisanter avec elle? Pourquoi cette remarque dite sur le ton de l’humour avec légèreté et même un clin d’œil, au cas où je la prendrais au premier degré, pourquoi m’affecte-t-elle?» Peut-être parce que j’ai vu au cours de mes trente années de ministère pastoral des collègues céder sous le poids de leur charge de travail. Peut-être parce que j’ai vu des collègues perdre cette passion initiale de leur métier et se noyer inéluctablement dans l’opacité de leur désillusion.

Et moi? Et vous? Votre travail vous plaît-il? Ou est-ce simplement pour payer les factures et vivre décemment?

Nous exerçons, vous et moi, des métiers. Nos vies nous ont poussés au gré des événements et des contingences à choisir telle ou telle voie. C’est une lapalissade. «Nous faisons avec», répétons-nous avec la sagesse de l’expérience. À nous d’embellir ce qui en a besoin, à nous de donner une couleur de vie à nos moments qui en manquent cruellement. D’accord. Certaines personnes s’en sortent merveilleusement bien. D’autres jonglent plus ou moins habilement entre le ressourcement personnel, familial et amical et un boulot moins passionnant et légèrement astreignant.

«La vocation revêt un caractère prophétique en ce qu’elle ne dépend pas entièrement de nous»

La légende urbaine veut que les métiers liés à l’Église, eux, soient spéciaux, particuliers. Distincts de toute autre profession puisque ancrés dans le monde de la foi. La foi, cette chose inquantifiable qui se réclame, à l’occasion, lorsque cela l’arrange ‘hors du monde’. Bien plus, ces métiers convoquent une dimension primordiale pour être exercés: la vocation. Est-ce à dire qu’un prêtre ou une pasteure grignote avec vocation à la cafétéria de l’hôpital?

Tout dépend de ce que nous entendons par «vocation». Il me semble que, d’une part, la vocation revêt un caractère prophétique en ce qu’elle ne dépend pas entièrement de nous. Nous n’en disposons pas, nous n’avons pas le pouvoir de la provoquer ou de l’engendrer. C’est un appel qui vient de l’extérieur, qui vient vers nous. À certains moments, Dieu s’approche de nous sans que nous y soyons pour quelque chose. «Il y a intervention de quelque chose qui dépasse le temps et l’espace qui vient dans le temps et dans l’espace» (Paul Tillich). Et d’autre part, la dimension prophétique de la vocation nous invite à un engagement. Un engagement non pas à titre abstrait et universel mais personnel, actuel, presque immédiat dans le sens de particulier. Un engagement qui rend possible et nécessaire une participation humaine et active à l’œuvre de Dieu. Comme croquer un biscuit à la cafétéria.

Nadine Manson

26 mars 2025

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