Charles Journet, un théologien dans son siècle

Si la réputation de Charles Journet n’est plus à faire comme théologien de l’Eglise, on a un peu oublié son rôle d’intellectuel engagé, face aux totalitarismes, à la guerre, à l’antisémitisme, ou à la liberté religieuse, estime Philippe Chenaux. 50 ans après la mort du cardinal genevois, l’historien lui consacre un livre.

Avec cet ouvrage, Philippe Chenaux apporte un éclairage supplémentaire sur la vie et l’oeuvre de l’abbé Journet, notamment sur son influence sur le monde intellectuel catholique en Suisse romande et au-delà.

Votre ouvrage n’est pas une biographie à proprement parler.

L’historien Philippe Chenaux a été professeur à l’Université du Latran | © Maurice Page

Philippe Chenaux*: Jusqu’à maintenant, rien d’équivalent n’existait. C’était un livre à faire à l’occasion des 50 ans de la mort de Charles Journet. La thèse de Jacques Rime s’intéresse à sa jeunesse mais s’arrête aux années 1930. Guy Boissard a rédigé une biographie pour le grand public en 2008. Mon livre est un essai biographique sous l’angle de l’engagement du théologien dans l’Eglise et la société de son temps. Par mes travaux antérieurs j’ai été amené à intervenir plusieurs fois sur la pensée et l’œuvre de Charles Journet. J’en ai fait une synthèse que j’espère utile. C’est une biographie intellectuelle et politique.

Vous présentez Charles Journet comme un théologien engagé, présent face aux questions de son temps.
Il n’est pas un théologien de bibliothèque ou de sacristie. Il témoigne de la position de l’Eglise dans les affaires du monde. Il ose souvent une parole forte et veut rendre le monde plus conforme aux valeurs de l’Evangile. Il part de la conviction que le mal n’aura pas le dernier mot. Et pour lui le «mal politique» de son temps, c’est le totalitarisme qu’il combat avec force. En ce sens c’est un profil assez singulier dans le panorama des théologiens catholiques francophones du 20e siècle. Ce qui lui a d’ailleurs valu des démêlées avec la hiérarchie, notamment son évêque Mgr Marius Besson.

Le 16 avril 1975, ‘Le Courrier’ de Genève annonce la mort du cardinal Journet

Dans l’entre-deux-guerres, il se penche déjà sur le totalitarisme et le fascisme. On s’aperçoit que sa pensée évolue et se forme peu à peu.
Il faut évidemment souligner sa rencontre en 1922 avec le philosophe français Jacques Maritain, avec lequel il entretiendra une longue amitié et une correspondance nourrie. Même si les deux hommes ne partageront pas toujours les mêmes opinions, l’influence de Maritain est indiscutable. Elle aide Charles Journet à repenser de manière nouvelle les rapports du spirituel avec le temporel au lendemain de la condamnation de l’Action française. 

«Journet s’ouvre aux valeurs de la modernité politique que sont la liberté, le pluralisme, la démocratie.»

Cette condamnation par le pape Pie XI en 1926 de l’Action française de Charles Maurras par laquelle de nombreux catholiques s’étaient laissé séduire est un élément clé.
Par opposition au «politique d’abord» de Maurras, Charles Journet souligne que la politique ne peut pas être disjointe de la morale et que la dignité de la personne humaine prime sur la raison d’Etat. A l’époque cette réflexion sur l’essence du totalitarisme est assez nouvelle et inédite. Il interprète les totalitarismes comme des mythes collectifs, des «religions de substitution» dira plus tard le pape Jean Paul II.
Il s’ouvre aux valeurs de la modernité politique que sont la liberté, le pluralisme, la démocratie. Ce qui n’était pas gagné d’avance pour un théologien catholique formé dans un moule très traditionnel et qui ferraillait encore contre les protestants dans les années 1920.
Plus tard, il apportera une contribution décisive à l’adoption de la déclaration du Concile Vatican II sur la liberté religieuse précisément intitulée Dignitatis humanae.

«Le totalitarisme s’est manifesté à toutes les époques, mais il change de forme en passant du monde antique au monde moderne: de statique, il devient dynamique et mythique et surtout de païen, il devient athée. Selon la nature des différents mythes,des différentes idées-force dont il se réclame, le totalitarisme peut être appelé étatisme ou nationalisme, racisme, communisme.» Charles Journet, Exigences chrétiennes en politique.

Durant la Deuxième guerre mondiale, Journet s’inscrit clairement dans la résistance intellectuelle aux totalitarismes, qui se développe en Suisse romande. Ce qui lui vaudra les remontrances ou les interdits de Mgr Besson.
A la suite du Conseil fédéral, l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF) défend une stricte neutralité de la Suisse. Il est très réticent face à des prises de position qui pourraient, à ses yeux, mettre en péril la sécurité du pays. Or pour Journet, la neutralité politique et militaire de la Suisse ne doit pas conduire à une «neutralité de sentiments», c’est-à dire au silence. L’obligation morale de dénoncer le mal prime sur le devoir d’obéissance. Plusieurs de ses textes seront ainsi censurés par l’évêché. Ce qui ne les empêchera pas de circuler sous forme de tirés à part discrètement diffusés.  

«Journet découvre que l’antisémitisme est impossible pour un chrétien puisque précisément ‘le salut vient des juifs’.»

Charles Journet, une lumière pour le renouveau dans l’Église 24-26 avril 2025
«Auteur de l’ecclésiologie la plus ambitieuse au XXe siècle, participant au Concile Vatican II, maître spirituel, ami des philosophes, et de ‘tous les créateurs de beauté’, Charles Journet nous laisse à travers son oeuvre un trésor doctrinal, spirituel et culturel pour notre époque, indique l’annonce du colloque public qui se tiendra à l’Université de Fribourg, du 24 au 26 avril 2025. Outre l’ecclésiologie (les 24 et 25), la rencontre se penchera le 26 avril sur ‘Charles Journet, témoin de l’espérance’.

Un de vos chapitres aborde les relations avec le judaïsme. Au début, Charles Journet partage l’antijudaïsme chrétien assez largement présent dans l’Eglise.
Là encore l’influence de Maritain est décisive. Le philosophe français devait sa conversion et son baptême entre autres au pamphlétaire Léon Bloy qui avait publié en 1892 Le salut par les juifs. En outre sa femme Raissa était d’origine juive. Charles Journet est l’un des premiers théologiens catholiques qui repensent le ‘mystère d’Israël’ après la Shoah. Il découvre le point central, repris par Vatican II, que l’antisémitisme est impossible pour un chrétien puisque précisément ›le salut vient des juifs’. Journet restera par contre beaucoup plus réticent que Maritain face au sionisme dont il voit le danger d’un messianisme terrestre d’Israël s’exerçant au détriment du peuple palestinien.

L’abbé Journet était resté quelqu’un de très modeste. C’était un petit homme au physique fluet et à la voix douce, vêtu d’une soutane élimée et vivant comme un moine. Il n’avait rien d’un prince de l’Eglise.
Il a vécu son élévation au cardinalat en 1965 comme une forme ›d’agonie’. Le pape Paul VI avait dépêché à Fribourg, son secrétaire personnel pour le convaincre. Il ›accepté à certaines conditions, notamment de ne pas porter habituellement les insignes du cardinalat et de pouvoir continuer sa vie ordinaire au séminaire. Être consacré évêque et créé cardinal lui permet cependant de participer à la dernière session du concile Vatican II où il prendra une part assez active. Alors qu’il était vu comme un théologien traditionnel, spécialiste de l’Eglise, il intervient dans le débat sur la liberté religieuse et contribue à l’adoption de la déclaration sur les juifs Nostra Aetate.

Philippe Chenaux aborde Charles Journet sous un angle plus ‘politique’

On a présenté parfois le cardinal Journet comme un ‘déçu’ du Concile.
A l’instar de Jacques Maritain et de Mgr François Charrière, un de ses premiers collaborateurs devenu évêque de LGF, Charles Journet est préoccupé par certaines dérives qu’il observe, dans le domaine de la morale, de l’œcuménisme ou de la liturgie. Proche de Paul VI, qui en avait fait son théologien de confiance, Charles Journet sera à l’origine de ›la profession de foi’ que le pape proclame le 30 juin 1968 en réaction aux excès de l’après-concile.  

Pourquoi faut-il conserver la mémoire du cardinal Journet 50 ans après sa mort?
A sa mort en 1975, on a surtout fait de lui un portrait comme un théologien thomiste spécialiste du mystère de l’Eglise. Or, à côté du théologien de l’Eglise du Verbe incarné, existe aussi l’intellectuel engagé d’Exigences chrétiennes en politique. Son influence sur le monde intellectuel catholique en Suisse romande et au-delà est importante. Ses origines genevoises, auxquelles il restera attaché toute sa vie, sont aussi déterminantes. Tout un milieu se forme à Genève autour de l’abbé Journet, dont le dominicain Georges Cottier qui deviendra à son tour cardinal et théologien du pape. Il est en contact proche avec les théologiens et les intellectuels français, avec qui il partage ›une certaine idée de la France’ chère au Général de Gaulle. Le cantonner à la seule théologie spéculative est réducteur.  (cath.ch/mp)

Philippe Chenaux: Charles Journet, un théologien engagé dans les combats de son temps, Paris, 2025, 336 p. Editions Desclée de Brouwer  

*Philippe Chenaux est professeur émérite d’histoire de l’Église moderne et contemporaine à l’université pontificale du Latran. Spécialiste de l’histoire du catholicisme au XXe siècle, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la papauté contemporaine, les intellectuels catholiques et le concile Vatican II.

Charles Journet en quelques dates
1891 naissance à Genève dans une famille de petits commerçants foncièrement chrétienne.
1902 entrée au Collège Calvin où il es fait remarquer pour son intelligence et sa mémoire.
1907 entrée au Collège St-Michel à Fribourg dans l’intention de devenir prêtre. Découverte de saint Thomas d’Aquin.
1913 obtention du baccalauréat et entrée au séminaire diocésain à Fribourg.
1917 ordination sacerdotale, nomination comme vicaire à Carouge (GE).
1921 vicaire à la paroisse du Sacré-Coeur à Genève.
1922 rencontre avec le philosophe français Jacques Maritain.
1924 nomination comme professeur de théologie dogmatique au Grand Séminaire de Fribourg, tout en conservant un ministère à Genève. Un poste qu’il conservera jusqu’en 1970.
1926 fondation de la revue Nova et Vetera.
1941 parution du 1er tome de l’Eglise du Verbe incarné (2e tome en 1951; 3e en 1969).
1945 parution d’Exigences chrétiennes en politique et de Destinées d’Israël.
1945 rencontre avec Mgr Giovanni Montini, futur pape Paul VI.
1965 création comme cardinal par le pape Paul VI. Participation à la 4e session du Concile Vatican II.
1975 décès le 15 avril. Il est enterré dans une tombe anonyme au cimetière de la Chartreuse de la Valsainte (FR). 

Maurice Page

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/charles-journet-un-theologien-dans-son-siecle/