Jean-Claude Gérez, au Brésil
Un tissu beige couvre le mur derrière l’autel de la paroisse Santa Luzia, à Anapu, dans l’État du Pará. Derrière, se trouve une fresque d’une dizaine de mètres qui rend hommage à la mémoire de Dorothy Stang, une missionnaire catholique américaine exécutée de six coups de feu il y a 20 ans, le 12 février 2005, dans un crime qui a choqué le monde. Au centre de la fresque figure Jésus, vêtu chichement comme peuvent l’être des paysans sans terre, crucifié sur un arbre. Autour de lui, on reconnait plusieurs personnages de l’histoire de la lutte de l’Église catholique au côté des plus démunis en Amazonie. Outre Sœur Dorothy, on aperçoit le Père Josimo Tavares, un prêtre assassiné lui aussi – en 1986 – par de grands propriétaires terriens.
Cette fresque a été dissimulée à la demande du père Josemar Lourenço. Ce curé a été nommé en 2022 pour remplacer les successeurs éphémères du Père José Amaro, qui a été le curé d’Anapu pendant 27 ans et ami proche de Sœur Dorothy. Une précision: Anapu, est la première affectation du Père Josemar Lourenço, puisqu’il a été ordonné il y a seulement quatre ans. Avant, ce quinquagénaire discret était… inspecteur de police. À l’époque, sa nomination avait été accueillie avec beaucoup d’enthousiasme par les grands propriétaires terriens locaux. Elle avait en revanche consterné bon nombre de fidèles. Lorsqu’on demande au Père Josemar pourquoi il a dissimulé la fresque, il assure que «la plupart des fidèles, lorsqu’ils priaient, n’aimaient pas voir les peintures et les dessins, car ça les gênait dans leur recueillement». Et qu’il n’y avait dans sa décision «aucune motivation politique».
Pour Tarcísio Feitosa, un écologiste qui a connu Dorothy et qui travaille aujourd’hui au sein de la coalition internationale Forêts & Finances, l’argument ne tient pas. Lui voit plutôt dans la dissimulation de la fresque «une tentative d’effacer une représentation de la lutte pour la réforme agraire et pour la défense de l’environnement en Amazonie». Pour beaucoup, Tarcisio dit tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas à Anapu, ville où bon nombre de fidèles de l’Église catholique locale, pourtant fervents admirateurs de la religieuse assassinée, préfèrent adopter un profil bas. On peut comprendre. Car cette petite ville de 35’000 habitants, d’une superficie comparable au Qatar, est le théâtre de centaines de conflits fonciers et l’une des villes les plus violentes de l’Amazonie. Selon les chiffres du Forum brésilien de sécurité publique, elle occupait en 2023 la 13e place dans le classement des morts violentes intentionnelles en Amazonie.
C’est dans ce contexte que plusieurs commémorations sont prévues le 12 février pour honorer la mémoire de Sœur Dorothy Stang. La Commission Pastorale de la Terre (CPT), rattachée à la Conférence Nationale des Évêques du Brésil, et à laquelle appartenait Sœur Dorothy, a prévu une commémoration dans ses locaux, à Brasilia. Quelques paroisses en Amazonie vont également célébrer la mémoire de la religieuse. Mais les deux principaux évènements auront lieu dans l’État du Para. Le premier dans la ville de Belém, au sein du Comité Dorothy, une structure créée peu après l’assassinat pour célébrer le martyre de la religieuse. Le second évènement, et sans doute le plus important, sera une messe célébrée à Anapu, sur le lieu même où Sœur Dorothy est inhumée. Dom Joao Muniz, l’évêque du Xingu célèbrera l’office «pour rendre hommage à cette femme hors du commun qui a influencé l’action de l’Église dans la région et amélioré l’existence de centaines de familles de petits agriculteurs».
Sœur Jane Dwyer sera présente elle-aussi à cette messe. Cette religieuse de la Congrégation des Sœurs de Notre Dame de Namur – comme l’était Sœur Dorothy – est aujourd’hui presque nonagénaire. Elle a repris le flambeau de sa compatriote dans la lutte pour la restitution de terres occupées illégalement par des grands propriétaires de la région et pour la promotion d’un modèle agricole qui protège une Amazonie plus que jamais en péril. «Les grands propriétaires terriens de la région sont toujours extrêmement puissants, voire menaçants, explique-t-elle. Mais en résistant, Sœur Dorothy a initié un changement de mentalité, au moins au niveau local, à l’égard de la préservation de la nature. D’ailleurs, les gens qui l’ont connue ne disent pas qu’elle a été enterrée, mais qu’elle a été semée». La preuve? Toutes les manifestations liées à sa mémoire se terminent, et ce sera le cas aussi mercredi à Anapu, par des opérations de reboisement.
Reste à savoir si la mort de Sœur Dorothy a été «utile». «La situation ne s’est guère améliorée depuis 20 ans, estime Ruben Barbosa, spécialiste de l’Amazonie. Le Brésil était jusqu’en 2022 le pays qui comptait le plus grand nombre de défenseurs de l’environnement assassinés, avec près de 350 meurtres en dix ans. Aujourd’hui, il est toujours deuxième, derrière la Colombie». À voix basse, des fidèles de la paroisse Santa Luzia racontent que pendant le mandat de Jair Bolsonaro, entre 2018 et 2022, plus encore que la violence, c’est le climat d’impunité qui a marqué les esprits. Un exemple? «À Anapu, il n’était pas rare de croiser dans la rue des hommes avec un pistolet à la ceinture et un chapeau de paille en forme de cowboy avec le visage de Jair Bolsonaro. Plus personne ne se baladait avec des casquettes de la CPT ou du Mouvement des Paysans Sans Terre (MST)».
Sœur Jane Dwyer, elle, préfère voir le verre à moitié plein. «C’est vrai que le climat reste lourd. Mais il y a quand-même des victoires, comme le fait d’avoir récupéré des terres qui ont été redistribuées et converties en projet de développement agricole durable». Des terres jadis occupées illégalement par des propriétaires terriens qui y faisaient paître leur bétail, et qu’il convient aujourd’hui de reboiser. «Mais c’est quand-même une victoire, sourit la religieuse. Et en cela, c’est une lueur d’espoir pour toutes celles et tous ceux qui continuent à s’inspirer de l’action de Sœur Dorothy pour tenter de sauver l’Amazonie». (cath.ch/jcg/bh)
Rédaction
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