Manuela Leimgruber : «La Garde permet des liens Vatican–Suisse privilégiés»

Première femme ambassadrice suisse près le Saint-Siège, Manuela Leimgruber a pris conscience que le Vatican était un «réseau mondial». Depuis novembre 2023, l’Argovienne est appelée à tisser de multiples liens internationaux, en plus des rapports bilatéraux Berne-Rome.

Grégory Roth, de retour de Rome

De quoi est composée une semaine habituelle d’ambassadrice?
Manuela Leimgruber: J’ai de la chance, car une semaine habituelle n’existe pas. Étant responsable de la diplomatie pour trois pays – Saint-Siège, Républiques de Malte et de Saint-Marin –, je dois m’adapter à leur agenda, dont l’actualité est très variable.

En quoi consiste la fonction d’ambassadrice au Vatican?
Ma fonction s’articule autour de deux thèmes principaux: les relations extérieures du Saint-Siège et les possibilités de collaborations entre la Suisse et le Vatican. En termes de relations extérieures, le Vatican a une vision globale et a un vaste réseau à travers le monde. Par conséquent, beaucoup d’informations circulent via le Saint-Siège. Je suis très attentive aux positions du Saint-Siège vis-à-vis du reste du monde.

Pouvez-vous donner des exemples?
L’implication du Saint-Siège vis-à-vis des zones ou pays en conflit, comme le Proche-Orient ou l’Ukraine. Les relations avec des pays d’Afrique, dans lesquels peu d’autres pays ont une présence comparable à celle du Saint-Siège: outre la représentation officielle, il dispose souvent de paroisses, de monastères, d’établissements de santé et d’écoles. Et je m’intéresse également à l’évolution du rapport avec la Chine et le reste de l’Asie.

«Lorsque les positions sont cohérentes entre la Suisse et le Saint-Siège, on peut parfois faire plus ensemble»

Vous évoquiez également les possibilités de travaux communs…
Oui, lorsqu’il y a les mêmes idées et que les positions sont cohérentes entre la Suisse et le Saint-Siège, on peut parfois faire plus ensemble. Il y a, par exemple, toutes les questions liées à l’abolition de la peine de mort, ou tout ce qui concerne la liberté religieuse, la défense du droit humanitaire, les engagements pour la paix, etc.

Est-ce qu’il y a des points communs entre ce que vous vivez au Vatican et vos expériences passées?
Oui, la place de la religion. Lorsque j’étais en Colombie, entre 2015 et 2019, la Suisse jouait un petit rôle dans les négociations entre le gouvernement et les FARC. Pour avoir des informations dans les zones à risque, où nous avions à peine accès, nous pouvions compter sur les paroisses, écoles et instituts de santé catholiques, qui étaient sur place, et qui pouvaient nous permettre de mieux comprendre ce qui se passait sur le terrain. Pareil au Kenya, nous cherchions le contact avec les différents chefs religieux pour utiliser leurs poids afin de permettre des élections justes et pacifiques.

Le rôle des religions est déterminant dans la diplomatie…
Nous avons souvent l’impression que les sociétés sont laïques. Mais c’est une vision euro-centrique. Au niveau mondial, on constate que les sociétés sont souvent religieuses.

«La Suisse ne fait pas la politique de l’Église ou la politique religieuse»

Votre travail consiste également à bien connaitre la politique intérieure du Vatican…
Je dois effectivement être au courant de ce qui se passe – par exemple lors du Synode mondial –, même si ces informations concernent moins le gouvernement suisse. La Suisse ne fait pas la politique de l’Église ou la politique religieuse. Et je dois surtout créer un réseau: en plus des partenaires diplomatiques, j’ai aussi des contacts avec le milieu académique, avec des organismes laïcs – comme Sant’Egidio –, et d’autres confessions, d’autres religions. Le réseau est fondamental, également avec mes homologues des autres pays et avec les médias.

Le Secrétaire d’État Pietro Parolin avec l’ambassadrice suisse Manuela Leimgruber | © Ambassade suisse près le Saint-Siège

Quelles sont les différences notables par rapport à vos expériences passées?
La «politique intérieure», justement, parce qu’elle est ecclésiale… Les thèmes religieux sont des questions qui n’étaient pas non plus au centre de mon travail jusqu’à présent. Par exemple, l’attitude des différentes Églises orthodoxes face au conflit en Ukraine est quelque chose qui m’intéresse. En matière de politique étrangère, les intérêts du Saint-Siège sont également différents de ceux d’un État, où les intérêts économiques jouent souvent un rôle important. Être présente à certaines messes fait partie de mon emploi du temps, ce qui est nouveau pour moi.

Chaque pays a sa culture. Que dire de celle du Vatican?
La mentalité du Vatican est unique, parce qu’elle est mondiale. Avec tous les cardinaux et les prélats venant du monde entier, cela crée un mélange de plusieurs mentalités, avec des nuances. Le fait de devoir travailler avec presque que des hommes – notamment parmi les dignitaires de la Secrétairerie d’État, présidée par le cardinal Pietro Parolin – est aussi nouveau pour moi, même si le pape a nommé plusieurs femmes à des postes importants de la Curie – récemment même une femme à la tête de l’administration de la Cité du Vatican et une femme à la tête d’un dicastère, ce qui correspond au niveau d’une femme ministre.

«Au Vatican, nous avons aussi la plus grande communauté de Suisses à l’étranger, en proportion de la population»

Que pouvez-vous dire concernant les Suisses au Vatican?
Ici, avec la Garde suisse, ce n’est pas seulement la communauté des Suisses à l’étranger la plus célèbre, nous avons aussi la plus grande communauté de Suisses à l’étranger, en proportion de la population. Environ un quart des citoyens du Vatican ont la double nationalité suisse. Lorsque j’ai remis mes lettres de créances au pape François, comme tout ambassadeur, j’ai été accompagnée par quatre gardes suisses en traversant les couloirs du palais apostolique. C’est assez particulier: des Suisses travaillant pour un autre État accompagnent l’ambassadrice de Suisse.

L’ambassadrice suisse Manuela Leimgruber en audience avec le pape François | © Ambassade suisse près le Saint-Siège

Avoir une Garde suisse sur place comporte-t-il d’autres avantages?
Grâce à la Garde et à l’assermentation des nouvelles recrues, le 6 mai de chaque année, nous sommes un des seuls pays à bénéficier d’une visite officielle au plus haut niveau chaque année et d’une audience privée du président ou de la présidente de la Confédération avec le pape et le secrétaire d’État. Grâce à la garde pontificale, la Suisse entretient des relations bilatérales étroites avec le Saint-Siège.

«La Suisse est un des seuls pays à bénéficier d’une visite officielle au plus haut niveau chaque année avec le Saint-Siège»

Quels sont vos rapports avec les gardes suisses?
Je suis responsable de la Garde suisse uniquement pour les aspects non consulaires: pour la caserne, la participation de la délégation officielle suisse lors de l’assermentation le 6 mai, et je suis régulièrement invitée à participer à des célébrations de la Garde. En ce qui concerne par exemple des renouvellements de passeport ou de permis, tout se passe à l’ambassade suisse en Italie.

Comment avez-vous perçu le soutien, ou non, des différents cantons suisses pour la rénovation de la caserne de la Garde suisse?
Nous avons ici affaire à un cas concret d’exercice de la démocratie directe, dont nous sommes très fiers. Il y a des opinions différentes à respecter: cette tradition et son utilité n’ont pas convaincu tout le monde. Cela dit, certains cantons et Églises cantonales y contribuent, tout comme la Confédération. Une part importante du financement provient également de sources privées, comme des entreprises, des fondations, ou des particuliers.

Est-ce que l’ambassade est impliquée dans le concordat entre le Saint-Siège et la Suisse, concernant la nomination de l’évêque du Lugano qui, jusqu’à ce jour, doit être Tessinois?
Il faut faire la distinction entre compétence interne et compétence externe. En ce qui concerne la compétence interne, notre Constitution indique que les relations entre l’Église et l’État relèvent de la compétence des cantons. Mais si un canton souhaite changer un accord entre la Suisse et un État tiers, le gouvernement suisse doit être impliqué. A ce stade, la volonté ou non de permettre la nomination d’un non-Tessinois en tant qu’évêque de Lugano incombe d’abord à l’Église, puis, le cas échéant, au canton du Tessin. Ce dernier n’a pas demandé à la Confédération d’entamer des discussions avec le Saint-Siège.

«Au Vatican, un tiers des ambassades sont gérées par des femmes»

Vous êtes la première ambassadrice suisse près le Saint-Siège et la première à avoir commencé le mandat à Rome. Est-ce un honneur ou un défi?
C’est plutôt un honneur. Jusqu’à maintenant, j’ai toujours l’impression d’avoir eu toutes les portes ouvertes, partout au Saint-Siège. Il faut aussi savoir qu’au Vatican, un tiers des ambassades sont gérées par des femmes. Nous sommes très bien organisées et disposons d’un réseau de femmes: un petit réseau avec toutes les ambassadrices et la responsable du Bureau œcuménique des Églises à Rome, dont fait partie l’EERS (Église évangélique réformée de Suisse). Et un réseau plus large, avec les femmes qui travaillent au Vatican. 

Concernant les études suisses en matière d’abus sexuels en contexte ecclésial, avez-vous dû tenir informé le Vatican des évolutions?
Non, car c’est le rôle du nonce apostolique à Berne de rendre les rapports que le Vatican lui demande. Mon rôle consiste à rendre des rapports à la Confédération. Le Conseil fédéral a souvent fait savoir qu’il suit de près les études et qu’il attend un éclaircissement des faits ainsi que la mise en place d’une lutte efficace contre les abus. Depuis que je suis à Rome, j’ai constaté que c’était un thème qui intéresse le pape. A chaque visite officielle au plus haut niveau, que ce soit Viola Amherd ou Alain Berset, le sujet des abus a été évoqué avec le pape François et le cardinal Parolin.

Quels sont les thèmes qui vous ont personnellement impliquée depuis votre arrivée?
En novembre 2024, à l’occasion du 75e anniversaire des Conventions de Genève, l’ambassade suisse a organisé, avec l’Université pontificale grégorienne, une journée de conférences sur l’impact de l’intelligence artificielle sur le droit international humanitaire. Nous avons réuni le président de l’Académie pontificale de sciences, Joachim von Braun, et de nombreux spécialistes du CICR, de l’ONU et du monde militaire. C’était un honneur que le cardinal Parolin ait ouvert la conférence. Le Saint-Siège s’engage fortement au niveau international pour que l’intelligence artificielle soit développée et appliquée selon des principes éthiques. Grâce à son académie scientifique, il dispose d’un grand savoir-faire en la matière. (cath.ch/gr)

Manuela Leimgruber | © Ambassade suisse près le Saint-Siège

De Rheinfelden au Saint-Siège
Manuela Leimgruber a grandi à Rheinfelden (AG), en faisant l’expérience de la cohabitation de l’Église catholique romaine avec l’Église catholique chrétienne et l’Église protestante, très présentes dans sa région. Elle étudie le droit à l’Université de Fribourg, puis au Collège d’Europe en Belgique. Elle commence sa carrière dans un cabinet d’avocats international à Zurich, avant d’intégrer le service diplomatique en 2001. Après avoir été en poste à Berne et dans différentes ambassades suisses en Israël, en Italie, en Colombie et au Kenya, elle arrive en 2023 à Rome pour s’occuper du Saint-Siège, des Républiques de Malte et de Saint-Marin. Mariée à un ambassadeur suisse et mère d’un enfant adulte, Manuela Leimgruber aime les contacts humains. Quand le temps le lui permet, elle pratique le yoga, la randonnée et elle est friande de cinéma. GR

Grégory Roth

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