«Les marchés financiers ne sont pas Dieu»

Comme les années précédentes, 2025 sera marquée par de nombreux défis, notamment géopolitiques, économiques et climatiques. Que ce soit à l’échelle belge, européenne ou planétaire. Spécialisé dans la question de la financiarisation de l’économie mondiale et de la transition écologique, le jésuite français Gaël Giraud pointe les enjeux à venir.

Christophe Herinckx/Cathobel

Comment, en 2025, avancer dans l’intégration de la transition écologique dans l’économie? Le Green deal européen survivra-t-il aux enjeux de la réindustrialisation européenne qui se font de plus en plus pressants? Que peut-on attendre de la COP 30, en novembre prochain? Et comment évoluera le processus synodal dans l’Eglise? Ces différentes questions, complexes, font partie des domaines de réflexion du Père Gaël Giraud.

| © Pierre Gilbert/Wikipedia/CC BY-SA 4.0

Beaucoup d’observateurs se posent actuellement cette question: le retour de Trump à la Maison Blanche, ce 20 janvier 2025, aura-t-il un impact négatif sur la situation géopolitique mondiale?
Père Gaël Giraud: Il va avoir un impact absolument colossal. Les dernières déclarations du président élu Donald Trump sont assez inquiétantes. Personne n’a de boule de cristal, mais ce qu’on peut dire à vue humaine, c’est que, très probablement, la Maison Blanche va, en cette année 2025, chercher à trouver un compromis, voire un cessez-le-feu en Ukraine. Et on peut imaginer que les termes de la négociation soient la consolidation de la frontière russe avec le Donbass et la Crimée qui appartiendraient, malheureusement, définitivement à la Russie. Ainsi qu’une démilitarisation de l’Ukraine et l’engagement qu’elle n’entrera jamais ni dans l’Union européenne, ni dans l’OTAN. Dans cette optique, l’armée russe pourra se dégager du bourbier ukrainien.

Faut-il prendre au sérieux les déclarations de Trump concernant le Groenland?
C’est une grande inconnue! Il s’est dit prêt à annexer le Groenland, le canal du Panama, voire le Canada. L’enjeu du Groenland, c’est d’abord la question des ressources minières colossales qui s’y trouvent. Mais se pose aussi un enjeu militaire. La Maison Blanche sera-t-elle prête, dans les mois qui viennent, à utiliser la force pour annexer des territoires proches de sa zone? On peut espérer que non, mais le ministre français de la Défense vient de prendre position publiquement en disant: «Nous ne tolérerons pas cela.» Cela veut dire qu’on prend quand même ses déclarations au sérieux…
Je pense que derrière les mots de Trump se trouve sa volonté de faire payer aux Européens le prix de leur sécurité. Lorsqu’il dit aux Européens, depuis sa villa de Mar-a-Lago: «Si vous ne payez pas, j’encouragerai ceux qui vous attaqueront à le faire» – sous-entendu la Russie – cela veut dire: «Il va falloir que vous payiez si vous voulez continuer à bénéficier du parapluie américain.» L’Arabie saoudite a acheté pour plusieurs dizaines de milliards de dollars d’armement américain; je suppose que c’est ce que la Maison Blanche attend aussi de l’Europe.

«Du point de vue de l’analyse économique, il est assez clair que les marchés financiers sont très instables, très inefficients.»

Depuis une dizaine d’années, vous dénoncez régulièrement l’économie capitaliste financiarisée. Estimez-vous que le système économique mondial actuel menace la survie de l’humanité?
Du point de vue de l’analyse économique, il est assez clair que les marchés financiers sont très instables, très inefficients. Depuis une trentaine d’années, nous avons énormément misé sur eux, sans les réguler suffisamment.

Après la crise de 2008, n’est-ce pas ce qui a été fait?
Je crois que nous n’avons pas vraiment tiré les leçons de 2008 – la plus grande crise financière de l’histoire de l’humanité! Il est temps, aujourd’hui, d’en prendre conscience et de mettre en place des réglementations qui permettent vraiment de sécuriser les marchés financiers. En plus, nous faisons aujourd’hui massivement dépendre nos économies des financements par les marchés financiers.
L’exemple le plus caricatural est la décision de financer la dette publique uniquement par les marchés et d’interdire un financement par la Banque centrale européenne. Pourquoi soumettre les Etats à la discipline des marchés alors que ceux-ci sont irrationnels et inefficaces? C’est une façon de laisser les marchés juger de la recevabilité des politiques publiques, et c’est là un danger pour la démocratie. Nous élisons des gouvernements mais ceux-ci doivent demander l’accord des marchés pour financer leurs politiques. Comme si ceux-ci constituaient un deuxième lieu démocratique, qui s’imposerait à la volonté des citoyens…

«Nous faisons aujourd’hui massivement dépendre nos économies des financements par les marchés financiers.»

Un des grands défis consiste à placer l’économie au service de l’humain. L’Eglise plaide régulièrement en ce sens…
C’est même le grand message du pape François, notamment à travers son encyclique Fratelli tutti.

Concrètement, que faudrait-il faire?
Il y a pléthore de réformes possibles! A commencer par une réglementation des marchés financiers. Il faut cesser de croire qu’ils sont omnipotents, bienveillants et omniscients. Les marchés financiers ne sont pas Dieu – même si certains d’entre nous les idolâtrent… Il faut limiter drastiquement le trading à haute fréquence, réalisé par des machines. Il faut séparer la banque de dépôt et de crédit qui est au coin de la rue de la banque qui fait de la spéculation sur les marchés financiers. Il faut renforcer les chambres de compensation que nous connaissons en Europe du Nord comme Clearstream et Euroclear, des lieux névralgiques de transmission des informations pour les transactions financières. Il faut les sécuriser de manière à ce que, si une grosse banque venait à faire faillite, ces chambres ne soient pas en difficulté.

Fondamentalement, est-il possible de concilier la transition écologique et la réindustrialisation de l’Europe?
Je crois non seulement que c’est possible mais qu’il n’y a pas d’autre chemin. L’an dernier, l’Institut Rousseau, un think tank (groupe de réflexion, Ndlr) que je préside en France, a publié un rapport qui s’appelle «Road 2 Net Zero» (»En route vers le 0 net carbone») qui décrit un scénario de bifurcation énergétique pour atteindre la neutralité carbone dans l’UE d’ici 2050.
Nous proposons un nouvel aménagement du territoire, basé sur de petites villes reliées entre elles quasi exclusivement par le train, avec du transport public à l’intérieur des villes. Il y aurait aussi un bassin industriel et de la polyculture autour de chaque ville, la nourriture étant acheminée dans les gares centrales par le train. Les centres commerciaux se situeraient à proximité des gares.
La mise en œuvre de ce scénario coûterait un peu plus de 2,5% du PIB de l’Union européenne chaque année. C’est une somme tout à fait significative, mais si nous ne faisons pas cet effort budgétaire, ce que nous promet Mario Draghi va advenir: l’Europe va continuer de se désindustrialiser, de devenir un simple marché de consommation des produits industriels fabriqués en Chine ou aux Etats-Unis. En plus, elle va se voir refuser l’accès aux ressources naturelles que les Etats-Unis veulent contrôler de manière violente.

En novembre, la COP 30 se tiendra au Brésil. Permettra-t-elle des progrès dans l’abandon des énergies fossiles et le financement de la transition climatique dans les pays en développement?
Je crois qu’on peut faire confiance au gouvernement de Lula pour prendre cette COP plus au sérieux que ne l’a fait le gouvernement azerbaïdjanais l’an dernier. Lula n’aura pas les mêmes conflits d’intérêt et il sera au terme de son mandat présidentiel. On peut espérer qu’il considère cette COP comme le dernier grand événement international de son mandat. Concrètement, il faudrait mettre en œuvre des modes de financement qui permettent aux pays du Sud de réduire leurs émissions [de CO2].
Globalement, ces pays ne sont pas responsables de la tragédie climatique et émettent peu – même si des pays tels que l’Inde ou le Brésil commencent à émettre beaucoup. En outre, il faut leur permettre de s’adapter au dérèglement climatique. En Europe, nous commençons à en souffrir. Mais les pays du Sud y sont confrontés depuis des années! Ils savent que leur survie va dépendre de leur capacité à s’adapter au dérèglement climatique. Pour nous, les pays du Nord, qui avons une grande part de responsabilité, ce n’est que justice de les aider financièrement. Le pape François pousse aussi dans ce sens.

«Il faudrait mettre en œuvre des modes de financement qui permettent aux pays du Sud de réduire leurs émissions [de CO2].»

Justement, à l’occasion du Jubilé 2025, le pape demande, à nouveau, l’annulation totale ou partielle de cette dette. Est-ce quelque chose d’envisageable?
Plusieurs éléments vont dans ce sens. Il y a d’abord un argument cynique: jusqu’à présent, les négociations sur ce sujet se sont faites dans le cadre du Club de Paris (groupe informel de créanciers publics, ndlr). Or, aujourd’hui, la Chine joue un rôle énorme dans le financement des pays du Sud, notamment à travers le monstre financier qu’est la China Development Bank – aujourd’hui plus importante que la Banque mondiale! En clair: s’il n’y a pas un aménagement des dettes publiques des pays du Sud, on peut craindre qu’un nombre croissant de pays se tournent vers la Chine et que le Club de Paris disparaisse pour laisser la place au Club de Pékin. Ce serait un symptôme de plus de la perte de dialogue entre l’Occident et le Sud. Je crois qu’il faut tout faire pour éviter cela. Il y a autre chose: plusieurs pays du Sud ne réclament pas tant l’annulation de la dette que ce qu’on appelle des swaps (échanges) de dettes en faveur du climat.

De quoi s’agit-il?
Cela veut dire que les créanciers, qui savent bien qu’une bonne partie de ces dettes publiques ne sera jamais remboursée, renoncent au remboursement en échange de la promesse faite par le pays débiteur d’utiliser les marges budgétaires accordées pour investir dans les énergies renouvelables et réduire ses émissions de carbone. Et si le pays ne tient pas sa promesse, il devra rembourser sa dette. Je crois que ce serait une manière extrêmement intelligente de mettre en œuvre ce que demande le pape François. Celui-ci s’inscrit dans la grande tradition du jubilé biblique, et dans celle de Jean-Paul II. En l’an 2000, c’est lui qui, pour la première fois, avait demandé l’annulation des dettes publiques. (cath.ch/cathobel/ch/bh)

Gaël Giraud
1970: naissance à Paris.
1998: thèse de doctorat en mathématiques appliquées à l’économie.
2004: entrée dans la Compagnie de Jésus. Il sera ordonné prêtre en 2013.
2015-2019: directeur exécutif de l’Agence française de développement.
2020: thèse de doctorat en théologie sur le thème de la théologie politique des communs à l’ère anthropocène.
2024: rejoint Bruxelles. Membre de la communauté Saint-Michel, il collabore aux activités du Centre Avec et du Forum Saint-Michel. CH

Rédaction

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