L’ombre morbide du 'Valle de los Caídos', 50 ans après la mort de Franco

Près d’un demi-siècle après la fin du franquisme, les plaies ne sont pas refermées en Espagne. Les commémorations lancées le 8 janvier 2025 par le gouvernement socialiste divisent la classe politique et la population. Un lieu incarne cette difficulté de réconciliation: le mausolée du ‘Valle de los Caídos’. Le projet d’y expulser la communauté bénédictine, qui y est rattachée, est toujours en cours.

Au terme d’une guerre civile qui dura trois ans (1936-1939) et fit plusieurs centaines de milliers de morts, le général Franco, alors allié du régime nazi, gouverna l’Espagne d’une main de fer pendant 36 ans, jusqu’à sa mort le 20 novembre 1975. Faut-il commémorer l’événement? La question divise les Espagnols.

Il y a d’un côté ceux qui voudraient «enterrer l’histoire» et aller de l’avant, de l’autre ceux qui réclament encore justice, et enfin ceux qui pensent que revenir sur ce long épisode tragique permettra aux Espagnols de mieux appréhender l’importance de la démocratie et la nécessité de sa consolidation constante. Le Premier ministre socialiste Pedro Sanchez fait partie de ces derniers.

Comment faire mémoire?

Le gouvernement a ainsi décidé de consacrer 2025 à la commémoration du 50e anniversaire de la mort de Franco et de la fin de la dictature franquiste. Une centaine d’évènements sont prévus. L’objectif – rendre hommage à tous ceux qui ont permis que le royaume devienne une «démocratie prospère» – se veut rassembleur, mais l’argumentaire ne passe pas. Les commémorations s’attirent les critiques tant de la droite que de l’extrême gauche.

L’opposition de droite – Parti Populaire et parti d’extrême droite Vox – a déjà boycotté la première des cérémonies organisée le 8 janvier 2025 au musée national Reina Sofía de Madrid, qui abrite le célèbre tableau de Pablo Picasso Guernica, symbole de la lutte antifranquiste. L’extrême gauche, pour sa part, voit dans cette année de célébration une «tromperie» masquant le fait que l’Espagne n’a pas fait grand-chose en guise de réparations pour les victimes de la dictature.

Reproduction murale du tableau «Guernica» de Picasso réalisée en carreaux sur un mur de la ville de Gernika-Lumo | © Photo: Jules Verne Times Two / julesvernex2.com / CC-BY-SA-4.0

Le Premier ministre, certes, a fait voter en 2022 une «loi de mémoire démocratique», qui prévoit notamment la création d’un registre des victimes du franquisme et le retrait des symboles de la dictature, mais les tortionnaires encore en vie ne peuvent pas pour autant être jugés car ils bénéficient de la loi d’amnistie votée durant la transition vers la démocratie.

Ces difficultés mémorielles et de réconciliation des Espagnols ont ressurgi en 2019, quand, à l’initiative de Pedro Sanchez, la dépouille de Franco a été retirée du ‘Valle de los Caídos’, un mausolée gigantesque situé au nord de Madrid, dans la vallée de Cuelgamuros, et transférée dans un cimetière de la capitale.

«Un symbole de la collaboration malsaine entre le trône et l’autel»

Pour Thierry Maurice, spécialiste de la politique mémorielle de l’histoire contemporaine espagnole, le ‘Valle de los Caídos’ (littéralement: la vallée de ceux qui sont tombés au combat) demeure «la représentation la plus spectaculaire de ce que fut l’esprit du franquisme: un régime dont l’ombre conditionne encore largement la vie des Espagnols». C’est aussi, écrit-il, dans un article publié en janvier 2021 dans la revue choisir, «le symbole d’un gigantesque abus de pouvoir et d’une collaboration malsaine entre le trône et l’autel».

Et de citer Franco lui-même: «Il faut que l’édifice à venir ait la grandeur des monuments antiques, qu’il défie le temps et l’oubli et constitue un lieu de méditation et de repos où les générations futures rendront honneur à ceux qui leur ont légué une Espagne meilleure. À ce but répond le choix d’un lieu retiré où s’édifiera un temple grandiose à nos morts, de sorte que l’on puisse prier des siècles durant ceux qui sont tombés sur le chemin de Dieu et de la Patrie.» Ces mots ont été tenus par le dictateur espagnol au moment du lancement de la construction du ‘Valle de los Caídos’, le 1er avril 1940, un an jour pour jour après la victoire des troupes franquistes, précise le collaborateur scientifique à la Maison de l’histoire de Genève.

Il faudra 19 ans pour construire le complexe pharaonique et le travail forcé de 20’000 prisonniers républicains. Surmonté d’une croix trônant à 150 mètres de haut, ce complexe pharaonique est à la fois un mémorial pour les «héros et martyrs de la Croisade» et un mausolée, et il cumule également les fonctions d’abbaye, basilique et hôtellerie. Celles-ci sont tenues par une communauté de moines bénédictins.

«Le ‘Valle de los Caídos’ est le symbole d’un gigantesque abus de pouvoir et d’une collaboration malsaine entre le trône et l’autel.»
Thierry Maurice

La mémoire républicaine doublement profanée

A la fin des années 50, cherchant à s’octroyer les bonnes grâces de la communauté internationale, le régime franquiste a changé de rhétorique officielle. Ses discours ont alors emprunt au registre du «pardon», voire de la «réconciliation». Le ‘Valle de los Caídos’ est ainsi devenu un lieu de sépulture collective, rassemblant dans la mort républicains et franquistes. «Au flot des dépouilles mortelles arbitrairement transférées depuis les cimetières vers Cuelgamuros entre 1959 et 1983, s’ajoutent les milliers de corps de républicains prélevés pour la plupart dans les fosses communes de la guerre, sans souci d’identification ni de recherche des proches», détaille Thierry Maurice.

Franco lui-même y sera enterré. «Sa présence, à portée immédiate de ses victimes politiques, n’arrange rien au legs embarrassant du complexe mémoriel», commente l’historien genevois, pour qui le ‘Valle de los Caídos’ fait figure «de mémoire républicaine doublement profanée». D’où d’ailleurs le transfert de la dépouille du dictateur vers un lieu plus neutre en 2019.

L’expulsion des bénédictins toujours en question

Le monument est toujours intégré aujourd’hui à un ‘circuit touristique’ sur la route du monastère de l’Escurial qui vante son panorama spectaculaire. Gardiens du site, les bénédictins ont longtemps indiqué à son entrée, dans les années 2000 encore, qu’il fut construit «à l’initiative de l’ancien chef de l’État, Francisco Franco, comme symbole de paix et ultime demeure de milliers de victimes de la guerre civile espagnole».

En juillet 2020, le gouvernement a présenté un projet de loi prévoyant l’expulsion de la communauté bénédictine, jugée trop proche du franquisme. Il voudrait convertir le monastère et l’hôtellerie en un centre séculier qui servirait à expliquer le conflit et la dictature. La basilique de la ‘Valle de los Caídos’ ne serait pas désacralisée par contre et resterait affectée au culte, et l’imposante croix surplombant la vallée ne serait pas touchée.

Les bénédictins ont trouvé un défenseur de leur cause en la personne du cardinal Carlos Osoro Sierra, archevêque de Madrid jusqu’en 2023, puis de son successeur le cardinal José Cobo Cano. C’est ce dernier qui est actuellement chargé de régler la crise et de négocier avec le gouvernement. D’un point de vue territorial, Cuelgamuros appartient du reste à l’archidiocèse de Madrid. L’abbaye étant de droit pontifical – elle a été créée en 1958 par un décret du pape Pie XII – l’Espagne ne peut pas rompre unilatéralement l’accord. L’approbation écrite et signée du Saint-Siège reste nécessaire.

L’archidiocèse de Madrid a déclaré récemment au journal Vida Nueva qu’il collaborerait à une «resignification» de la basilique dans une perspective de paix et de réconciliation, avec, par exemple, des panneaux explicatifs contextuels. La possibilité de remplacer les moines actuels par d’autres moines bénédictins, voire par membres d’une autre congrégation religieuse, reste ouverte aussi. La Communauté de Sant’Egidio aurait été envisagée, en raison de son engagement dans les processus de paix et de réconciliation dans le monde entier. (cath.ch/arch/lb)

Lucienne Bittar

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