Comment expliquer pourquoi «le désordre des idées, le déchaînement des passions et et des cupidités» risquent-ils de nous entraîner vers une «nouvelle grande rupture qui après les Lumières, va dans la direction des ténèbres, cette fois?» s’interroge l’ancien professeur d’économie de Fribourg.
Qui parle? Le professeur d’économie, l’ancien Conseiller fédéral, le diplomate de l’ONU, l’homme, le chrétien?
Joseph Deiss: Vous oubliez le marcheur ! Chaque personne a plusieurs facettes, ce dernier livre est une sorte de revue générale de ce que j’ai fait dans ma vie. Dès le début de ma formation, je me suis intéressé à l’économie internationale et comme Conseiller fédéral, je me suis occupé entres autres des affaires étrangères. J’ai contribué à l’adhésion de la Suisse à l’ONU. J’ai participé aux bilatérales I et II et aux accords de Schengen. Mais pour moi, la base reste le premier article de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.»
Pour vous, la première cause des ruptures est morale.
C’est très difficile de dire pourquoi les gens ont abandonné leur honneur et leurs valeurs. Pour éviter de paraître comme des donneurs de leçons, commençons par la Suisse. Sommes-nous toujours fidèles à nos valeurs humanité et de solidarité ? Sous prétexte de soupçons de terrorisme, le parlement a décidé qu’il ne voulait plus soutenir l’UNRWA, qui est une organisation officielle de l’ONU, qui vient en aide aux Palestiniens. J’en ai été très choqué. Comment pouvons-nous punir ainsi des populations entières dont des centaines de milliers d’enfants, qui sont victimes d’un conflit. Où est l’honneur de la Suisse?
Cela concerne les chefs d’Etat et les gouvernements, mais cela commence déjà dans les cours d’école avec le harcèlement scolaire. «Les gens ne se parlent plus, ils se combattent», commentait récemment le célèbre humoriste suisse Emil.
Le Fribourgeois Joseph Deiss est économiste de formation. Après avoir été professeur d’économie à l’Université de Fribourg de 1981 à 1999, il siège au Conseil fédéral de 1999 à 2006. Il est président de la Confédération en 2004. Après son retrait politique en 2006, il préside l’Assemblée générale de l’ONU à New York en 2010-2011. Il est l’auteur de nombreux ouvrages.
On peut voir dans votre livre un regard pessimiste voire résigné.
Non, je garde l’espoir, mais je suis réaliste. Le départ de mon bouquin remonte au 24 février 2022, jour où la Russie a attaqué l’Ukraine. Je ne pouvais pas le croire. Comment un État membre de l’ONU pouvait-il en attaquer un autre alors qu’ils sont tous les deux signataires de la charte qui prévoit un règlement des différends par la négociation sans le recours à la force? Avec beaucoup d’arrogance, la Russie a qualifié cette guerre ›d’opération militaire spéciale’.
" Je constate un retour en arrière, le droit international n’est plus respecté, les droits humains sont bafoués.»
Le respect du droit est donc un élément essentiel pour surmonter les crises.
Je suis né en 1946, après la Deuxième guerre mondiale. Le monde était dans une dynamique positive avec la création de l’ONU et des chartes qui lui sont liées. On a vu que les progrès étaient lents et difficiles, mais on avançait. Aujourd’hui, je constate un retour en arrière, qui s’applique dans le domaine juridique où le droit international n’est plus respecté et dans le domaine moral où les droits humains sont bafoués. Il faut que les États respectent les engagements qu’ils ont pris comme membres de l’ONU ou d’autres organisations internationales.
Comme il faut aussi balayer devant sa porte, j’ai été frappé de voir comment le parlement suisse et le Conseil fédéral ont minimisé, sinon rejeté, le récent arrêt de la Cour européenne des Drois de l’Homme (CEDH) condamnant l’inaction climatique de la Suisse. Or la Suisse est membre de la CEDH.
Au plan international, on peut se demander si l’Etat d’Israël est encore fidèle au droit. Il a signé et ratifié les Conventions de Genève sur le droit de la guerre mais s’affranchit totalement de leur application dans le conflit avec les Palestiniens de Gaza.
On peut dire une chose semblable des États-Unis qui placent toujours leur droit national au-dessus du droit international. Avec leur puissance, ils ont les moyens de le faire. Mais il ne faut pas oublier que le droit international protège les nations moins fortes, comme la Suisse.
Vous en revenez donc à la question morale.
L’ONU, avec sa charte et ses traités additionnels, doit rester une référence morale pour tous. Dans mon livre, je reviens aussi sur l’encyclique Pacem in Terris du pape Jean XXIII en 1963. Le pape reconnaît qu’il n’y pas de contradictions entre l’enseignement de l’Eglise et les Droits de l’Homme. Il permet l’adhésion de l’Etat du Vatican à l’ONU avec le statut d’observateur. Il s’agit d’affirmer et de défendre l’idée de valeurs universelles valables pour tous indépendamment des croyances et des religions.
Cette vision a prévalu notamment lorsqu’on a voulu mettre fin au système d’apartheid en Afrique du Sud. Le pays a été suspendu de son appartenance à l’ONU, jusqu’à ce que l’apartheid soit aboli.
«L’expansion très rapide du commerce mondial a permis un développement économique presque partout.»
Une plus juste répartition des richesses n’est-elle pas un facteur tout aussi décisif ?
Il reste beaucoup à faire pour parvenir à l’égalité, même si des évolutions considérables ont déjà eu lieu dans le monde entier en termes de mortalité infantile, d’espérance de vie ou de lutte contre la faim. Aujourd’hui déjà, nous aurions tout ce qu’il faut pour permettre aux huit milliards d’êtres humains de la planète, une existence libre et digne. Pour arriver à un monde ›sans peur et sans besoins’ selon l’expression du Président Roosevelt et de Winston Churchill.
L’expansion très rapide du commerce mondial a permis un développement économique presque partout. La situation des individus s’est améliorée lorsque tous les pays ont été intégrés dans le système mondial de commerce. Et là c’est l’économiste qui parle. Ce qui me chagrine, c’est que le monde à travers les conflits est en en train de gaspiller ses ressources plutôt que d’en faire profiter le plus grand nombre.
Vous restez un adepte de l’économie libérale.
Je ne connais pas d’exemple d’économie étatique ou totalitaire qui puisse fonctionner de manière durable. La solution ne peut pas passer par l’étatisation. La piste est ailleurs. En fait nous ne sommes pas dans un monde libéral ou la concurrence fonctionne et où chacun a sa chance, mais dans un monde bridé par d’innombrables règles. Et c’est contre les abus, mais aussi les freins aux échanges que nous devons agir.
La question du local et du régional est revenue à la page en raison des atteintes à l’environnement.
Oui, mais il faut éviter de poser des axiomes qui ne sont pas toujours justes sur le plan économique. A savoir que seule une production locale serait positive. J’adore les produits du terroir. Mais si vous voulez tout produire localement, vous devriez vous-même faire vos chaussures, vos habits, ou votre smartphone. Chaque individu ou chaque groupe a intérêt à se spécialiser pour faire les choses pour lesquelles il est le mieux qualifié, comme le disait déjà au XVIIIe siècle Adam Smith, le père du libéralisme. Si la Suisse prétendait vouloir vivre en autarcie, elle n’aurait aucune chance, car ses possibilités sont trop limitées.
Il y a donc un avantage pour les pays à faire chacun ce qu’il sait faire le mieux et à coopérer. Or la tendance actuelle est d’ériger des barrières protectionnistes.
«Le protectionnisme, en tordant les règles du jeu, permet à celui qui est moins compétitif de se placer devant celui qui est plus compétitif.»
J’ai vécu cela lors d’une conférence de négociations à l’OMC. Il y avait là un délégué du Ghana qui s’est plaint que les agriculteurs de son pays ne pouvaient plus cultiver du coton face à la concurrence du coton américain qui recevait des subventions à l’exportation. Le problème n’était pas la qualité du coton ghanéen qui était reconnue, mais les entraves au commerce. Pourquoi la Suisse voudrait-elle produire du coton ou des bananes ? Laissons cela aux autres à qui nous fournirons en échange des produits manufacturés. Il n’y a pas de mal à cela.
Au fond le protectionnisme, en tordant les règles du jeu, permet à celui qui est moins compétitif de se placer devant celui qui est plus compétitif. Ce n’est pas intelligent du tout d’un point de vue économique pur. Je suis en porte-à-faux avec ceux qui croient que ce qui est produit sur place est forcément bien.
Il y a tout de même la question de l’environnement, du climat et de l’énergie.
Certainement. D’un point de vue environnemental, il est préférable de produire des bananes sous les tropiques plutôt que dans des serres en Suisse. Mais il faut également tenir compte du coût et de la pollution des transports. Le vrai enjeu est celui de la durabilité.
En Suisse, des gens se battent tous les jours pour l’environnement, mais souvent lorsque que le peuple vote, il décide du contraire ! Il s’agit de nous réorienter dans tout ce que nous faisons. Idéalement, je préconise le « Zéro carbone ».
«En Europe au moins, les valeurs chrétiennes nous ont façonnés et elles restent une référence valable.»
La transition énergétique est certainement l’enjeu actuel majeur.
Sur le plan international, les conférences sur l’environnement tournent souvent aux grandes chamailleries pour savoir qui paie quoi. Le principe du pollueur-payeur est pourtant admis. Même chez nous, beaucoup veulent tirer la balle en corner. Le débat sur les éoliennes l’illustre bien. Les opposants aux éoliennes proposent par exemple d’éteindre en échange l’éclairage public nocturne. Certes, mais cela ne touche que 1% de la consommation globale. Ils ont bonne conscience, mais l’effet est quasi nul. Il nous faut admettre que la lutte contre le changement climatique aura un prix et qu’il nous faudra peut-être renoncer à certains éléments de confort. Je garde cependant beaucoup d’espoir et m’engage pour la transition énergétique.
Vous n’avez jamais caché être issu d’une matrice chrétienne.
Toutes les bonnes volontés sont bienvenues. En Europe au moins, les valeurs chrétiennes nous ont façonnés et elles restent une référence valable. La religion reste une affaire personnelle et individuelle, mais mon existence s’inscrit bien dans le cadre de ces valeurs. (cath.ch/mp)
Joseph Deiss: Ruptures Plaidoyer pour une dynamique de la paix, Genève 214 p. Editions Slatkine
Maurice Page
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