La religion populaire: entre bricolage et inculturation

La rencontre des cultures et des religions a été au cœur du 15e Forum Église dans le monde, tenu le 18 octobre 2024, à l’Université de Fribourg. Sous les termes théologiques savants de syncrétisme et d’inculturation, on retrouve en fait les notions de ‘bricolage religieux’ et d’assimilation culturelle.

Les douze premiers missionnaires franciscains sont arrivés au Mexique en 1524. Ce fut le début d’un des chapitres les plus importants de l’histoire de l’Église, avec ses ombres et ses lumières. Cinq cent ans après, la dévotion à la Vierge de Guadalupe, avec ses millions de pèlerins, est une des manifestations les plus remarquables de la religiosité populaire latino-américaine entre inculturation et syncrétisme.

Considéré comme un bricolage de croyances chrétiennes et païennes, le syncrétisme a longtemps été combattu par l’Église. On lui préféré la notion d’inculturation comme l’assimilation de la foi chrétienne dans une culture, a relevé le professeur Mariano Delgado, de l’Université de Fribourg.

Mais au fond, les deux choses sont-elles si différentes l’une de l’autre? Le christianisme lui-même n’est-il pas un syncrétisme de la religion juive avec la culture gréco-romaine? Telle a été l’interrogation du Forum Église dans le monde.

La Vierge de Guadalupe

L’histoire de la Vierge de Guadalupe, patronne du Mexique et de l’Amérique, illustre parfaitement la thématique de la rencontre des religions et des cultures.

Sur la colline de Teyepac, au nord de Mexico où on vénérait la déesse ‘Tonantzin Cihucoatl’ (Notre vénérable Mère la Femme-Serpent), un Indien baptisé du nom de Juan Diego reçut, entre le 9 et 12 décembre 1531, l’apparition d’une vierge à la peau sombre lui demandant de construire à cet endroit un sanctuaire en son honneur. Elle se présenta comme la mère de tous les hommes (Indiens comme Espagnols). Elle signa sa présence en imprimant son image sur la toile du manteau de Juan Diego. Tel fut le point de départ (légendaire ou non) de cette dévotion mariale.

La déesse-mère Tonantzin

Pour le professeur Delgado, on peut interpréter trois formes successives du culte de la Vierge de Guadalupe. Au XVIe siècle, les Franciscains, même s’ils soutiennent le développement de cette dévotion, y voient bien un risque de syncrétisme, c’est-à-dire d’une appropriation indienne d’un motif chrétien afin de pouvoir continuer à vénérer la déesse mère Tonantzin. 

Une statue de la déesse-mère Tonantzin au Musée national de Mexico-City | wikimedia commons CC-BY-SA-3.0

En fait l’histoire de la Vierge mexicaine semble plutôt être une translation de celle de la Vierge ›originale’ de Guadalupe, dans la région espagnole de l’Estramadure. Le conquistador Hernan Cortes et d’autres missionnaires étaient originaires de cette région. Face à idolâtrie des peuples qu’ils rencontrèrent, les missionnaires commencèrent par détruire les temples et les idoles et les remplacèrent par des lieux de cultes et des images chrétiennes. La religiosité populaire des indigènes adopta ces nouveaux symboles mais garda pour la Vierge le nom de Tonantzin. En 1570, le franciscain Bernardino de Sahagun, tout en faisant un travail ethnographique remarquable, y voit «une invention diabolique pour cacher l’idolâtrie sous le faux nom de Tonantzin«.

Une Vierge ‘nationale’

Au siècle suivant, le clergé créole, c’est-à-dire descendant des conquistadors espagnols nés dans la colonie, crée un nouveau récit dans lequel la Vierge de Guadalupe devient un symbole ›national’ pour le Mexique. Reprenant le thème messianique de la christianisation de l’Espagne par l’apôtre Jacques le majeur, ces religieux dirent que le Mexique était lui aussi une terre choisie par Dieu et par Marie et évangélisée par l’apôtre Thomas.

Le manteau de l’Indien Juan Diego ne serait rien d’autre que celui de l’apôtre Thomas miraculeusement retrouvé. En se rattachant ainsi aux premiers temps du christianisme, les Mexicains peuvent s’affranchir du lien avec l’Espagne. Pour les créoles qui se sentent discriminés au sein de l’Église et de l’État, la Vierge de Guadalupe devient une sorte de porte-étendard.

Au début du XIXe siècle, Simon Bolivar, héros de l’indépendance de l’Amérique latine, relève que l’utilisation de la Vierge de Guadalupe comme ›reine des patriotes’ a été une attitude très efficace et rusée.

Notre-Dame-de-Guadalupe, patronne de l’Amérique latine, dans son sanctuaire de Mexico | © Jacques Berset

Mère des Indiens et des pauvres

A cette interprétation nationale-messianique a succédé à l’époque contemporaine une vision théologico-catéchétique. L’apparition de la Vierge à Juan Diego a donné un visage autochtone à la première évangélisation. On ne verse plus alors dans le syncrétisme mais dans une inculturation réussie. Pour d’autres, Notre-Dame de Guadalupe représente une évangélisation par le bas, par les pauvres. La dévotion populaire retrouve alors une nouvelle estime de la part du clergé et des théologiens, qui culmine en 2002 avec la béatification de Juan Diego, premier Indien à recevoir l’honneur des autels.

La théologie du peuple du pape François

Bousculant parfois le rationalisme froid du clergé européen, le pape François accorde une large importance à la religiosité populaire dans la ligne de la théologie du peuple, a noté le théologien Luis Martinez, professeur à l’institut Lumen Vitae de Namur, en Belgique.  

Bricolage entre religion populaire ibérique, religion indigène, religion des esclaves africains, la religiosité latino-américaine a un caractère bien spécifique. Elle se manifeste à travers des objets et images sacrés, le chapelet, les pèlerinages, avec un accent particulier sur le chant et la danse dans une ambiance festive.

Par la violence, mais aussi par la parole

En Amérique latine, le christianisme s’est implanté selon deux modalités. La première est celle de la ›mise en demeure’: le missionnaire est accompagné de soldats qui veillent à sa défense. Il impose sa religion en faisant tabula rasa des cultes indigènes. L’adoption de la religion du conquérant reste le seul espace de résistance ou de refuge.

Le deuxième mode cherche à suivre la forme apostolique d’évangélisation par la parole pacifique. Le missionnaire s’intéresse aux cultures indigènes qu’il défend face aux appétits des conquérants. C’est le modèle des réductions jésuites. La religion nouvelle est un lieu de résistance et d’espoir avec une grande richesse de couleurs et de rythmes.

La théologie du peuple chère au pape François prône une ›religion d’en bas’ dont le peuple est le porteur et le sujet. Sa sagesse nourrit la vie des pauvres dans un monde hostile. On passe d’une Église pour le peuple à une Église du peuple. Le magistère d’après le Concile Vatican II reconnaîtra dans la religiosité populaire le sensus fidelium face au cléricalisme.  

Et en Afrique? Une chance ou un risque?

La dévotion mariale, qui constitue un élément important de la religiosité populaire, a trouvé un terrain fertile dans la mentalité congolaise, a noté de son côté le théologien Dieudonné Mushipu Mbombo. Les sanctuaires et les pèlerinages mariaux se sont développés sur tout le continent à partir de deux prémisses. Le premier est le lien fort des Africains avec le spirituel et le cosmique. Les êtres visibles et invisibles (les ancêtres dont fait partie la Vierge) participent à une seule communauté engendré par le Dieu créateur.

Le pèlerinage marial de Popenguine, au Sénégal | Capture-écran

Le deuxième est la conception de la femme comme maîtresse de la vie. La croissance de la vie à travers la famille est une des valeurs primordiales des civilisations africaines. Bien que soumise à un dur labeur, la femme est vénérée comme mère. Marie est la mère par excellence.

Dans la religion populaire, scapulaires et médailles ont pris la place des amulettes, mais avec le même sens de protection de la vie et de proximité avec le divin. Aujourd’hui on voit comme une chance plutôt que comme un risque cette rencontre interculturelle entre les croyances, conclut Dieudonné Mushipu Mbombo. (cath.ch/mp)

Les Kimbanguistes: comment une nouvelle religion est-elle née?
Benjamin Simon, doyen de l’institut œcuménique de Bossey, a expliqué comment la rencontre entre une religion primaire africaine et le christianisme a finalement engendré une nouvelle religion au Congo, le Kimbanguisme.
Au début du XXe siècle, Simon Kimbangu, baptisé dans l’Église baptiste, se proclame prophète et fonde son propre mouvement. Son opposition aux colons belge lui vaudra d’être enfermé de 1921 à sa mort en 1951.

Les Kimbanguistes ont bâti leur nouvelle Jérusalem à Nkamba, dans la province du Congo central | DR


A l’origine, l’Église kimbanguiste se situe clairement dans une perspective chrétienne et adhère au Conseil œcuménique des Églises (COE) en 1969. Elle connaît ensuite une évolution théologique telle que le COE est contraint de l’exclure en 2021, considérant que ses croyances ne sont plus chrétiennes. Simon Kimbangu a été divinisé et ses trois fils sont considérés comme une incarnation de la Trinité. Les Kimbanguistes ont ainsi déplacé la fête de Noël du 25 décembre au 25 mai, date de la naissance du premier fils de Kimbangu.
Aussi étranges que ces croyances puissent paraître, elles sont en fait en adéquation avec la religion primaire des Bakongo, explique Benjamin Simon. Cette religion connaissait le principe d’un Dieu créateur sous une forme de trinité, tout comme celle de l’incarnation divine ou de la réincarnation des ancêtres. Elle accordait une place prépondérante au culte des ancêtres, normaux ou divins. Et enfin elle vénérait les prophètes comme ‘révélateurs’ de ce qui est caché.
Le syncrétisme de ces croyances avec le christianisme – ici c’est bien ce dont il s’agit – a ainsi engendré une nouvelle religion. MP

Maurice Page

Portail catholique suisse

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