Olivier Roy: «Le christianisme identitaire est dans un échec total»

Le christianisme «identitaire» s’affirme de plus en plus en Occident. Mais pour le politologue français Olivier Roy, ce mouvement s’enfonce dans un échec total, parce qu’il n’arrive pas à relayer ses idées au niveau politique et qu’il est de plus en plus en contradiction avec la société.

«Penser les identités complexes et ambulantes d’aujourd’hui.» Tel était le dessein d’un cycle de conférences organisé à l’Université de Genève, fin septembre 2024, par les Rencontres internationales de Genève et dans lequel Olivier Roy a apporté ses lumières. L’éminent politologue, spécialiste de l’islam, possède une connaissance aiguë des évolutions religieuses qui ont façonné le monde et l’Europe jusqu’à nos jours. A Genève, cath.ch l’a sollicité sur le point particulier du christianisme «identitaire».

Comment définiriez-vous le christianisme qualifié «d’identitaire»?
Olivier Roy: On peut ramener le terme «d’identitaire » à ce que moi-même et d’autres chercheurs appelons le courant «tradismatique». C’est une combinaison des termes «traditionalistes» et «charismatiques». Ce sont des chrétiens qui sont donc charismatiques, sur le modèle des évangéliques américains, notamment en ce qui concerne leur dimension «démonstrative».

«Jusque dans les années 1960, le seul point de dissension entre l’Église et les États laïcs était le divorce»

Chez les catholiques, cet aspect se greffe souvent sur une position traditionaliste, avec l’idéal d’une société proche de celle du 19e siècle, notamment au niveau du décorum et de la liturgie. Ils pensent globalement qu’il faut revenir au Concile de Trente, et que la crise de l’Église vient du Concile Vatican II, qui a été, selon les plus modérés, une trahison de la tradition, et selon les plus radicaux, une manœuvre de Satan.

Qu’est-ce qui a favorisé l’émergence de ce mouvement?
Pour moi, la cause majeure est ce que j’appelle la «déculturation» du christianisme. C’est-à-dire que le christianisme, en tout cas en Europe, s’est trouvé marginalisé, non seulement par la sécularisation, mais aussi par la déchristianisation qui a suivi à partir des années 1960. La sécularisation, on sait ce que c’est: séparation Église-État, baisse de la pratique religieuse, sortie de la religion de la vie quotidienne, etc. La déchristianisation survient lorsque les valeurs dominantes cessent d’être des valeurs chrétiennes sécularisées.

Que voulez-vous dire?
Un exemple type est celui de la famille. Jusque dans les années 1960, le seul point de dissension entre l’Église et les États laïcs en Europe était le divorce. Pour le reste, le code pénal reprenait en gros ce que l’Église condamnait. Mais depuis les années 1960, un changement de paradigme a eu lieu, qui fait que les valeurs de la libération sexuelle sont maintenant dominantes et inscrites dans la loi.

«La sortie du pape selon laquelle l’Église était trop ‘eurocentrée’ a dû provoquer un tollé dans les milieux tradismatiques»

Dans ce sillage, la déchristianisation a atteint un quasi point de non-retour, avec une profonde crise des vocations, une disparition des prêtres et une déterritorialisation de l’Église. Avant, le catholicisme était «ambiant». Chaque village avait son église, son curé. Maintenant, si vous voulez aller à la messe, vous devez prendre votre voiture, rejoindre des paroisses où les gens ne se connaissent pas forcément. La pratique n’est plus une chose évidente. On vit sa foi avec ses semblables, et non plus avec ses voisins.

Mais à quel moment le catholicisme devient-il «identitaire»?
Alors que la société n’est plus chrétienne, la tentation des tradis est de se raccrocher à une identité chrétienne de la France, qui ne suppose plus la foi. Ils deviennent identitaires en cessant d’être universalistes. Ils se voient comme les derniers gardiens de cette France chrétienne.

Il y a un mouvement de repli sur soi, de communautarisme. Il y a un discours qui dit: «Parce que la société nous rejette, nous devons vivre entre nous, dans des communautés séparées, et soit vous êtes dedans, soit vous êtes dehors.» Ainsi, ils se réclament de la nation, de l’héritage chrétien de l’Europe, notamment face à un pape dont ils se méfient, parce qu’il est un vrai universaliste. La récente sortie du pape selon laquelle l’Église était trop «eurocentrée» a d’ailleurs dû provoquer un tollé dans les milieux tradismatiques.

Cette crise de l’universalisme renvoie également à une crise de la culture…
Certainement. La crise de la culture est liée à la disparition d’un implicite partagé. Avant, il y avait certes une identité, mais l’on avait pas besoin d’en parler, parce qu’elle était évidente. La question «identitaire» a commencé à apparaître dans les années 1970-1980.

«Il y a une extension de la normativité»

Sans cet implicite partagé, on va se constituer des «marqueurs», associés à la défense d’un mode de vie. Chacun arrive avec ses marqueurs, qui peuvent toucher les critères de genre, de vie sociale, de race… et on dit que ces marqueurs définissent notre identité. Dans ce discours, on parle de groupes  souvent imaginaires, comme «les musulmans», et tout va se réduire en dernier à «c’est mon choix»: le voile devient un marqueur identitaire. Et on voudra au final que le mode de vie en question soit reconnu et défendu par la loi.

La loi est donc devenue la référence ultime… au détriment du lien social
Il y a une extension de la normativité. Lorsque vous achetiez un médicament il y a 20 ans, vous aviez une notice de trois lignes. Aujourd’hui, pour le même médicament, vous avez tout un livret. Et c’est ainsi pour de nombreux secteurs de la société. Le phénomène est notamment très répandu aux États-Unis, où les rapports entre les personnes sont très contractualisés et judiciarisés. Le problème est que cela met en danger le lien social. Car au lieu de créer de la paix sociale, cette normativité augmente les causes de litiges.

«Les nouvelles générations sont peut-être les premières à avoir peur de l’avenir»

Cette crise du lien social est également liée au progrès technologique?
Internet provoque une sociabilisation hors-sol. Sur les réseaux, les personnes ayant les mêmes centres d’intérêts se rassemblent, finissant par former des groupes identitaires. C’est un peu comme quand vous entrez dans un fan-club de football, il devient naturel de détester l’équipe adverse, alors que dans votre vie quotidienne, cette haine n’a pas de sens. Sans la médiation de la rencontre concrète avec la personne, la violence peut se déchaîner. Au final, cela augmente le sentiment de différence entre soi et l’autre. Et bien sûr, les chrétiens sont aussi touchés par ce phénomène qui accentue le communautarisme.

Internet est aussi générateur de peurs…
Certainement. Les nouvelles générations sont peut-être les premières à avoir peur de l’avenir. Notamment à cause du dérèglement climatique. Les générations précédentes avaient plutôt une vision positive de l’avenir, elles attendaient «des lendemains qui chantent». Je ne dis pas que c’était toujours positif, mais le fait de craindre le futur accentue la tentation de repli, sur soi-même, sur son groupe, sur son identité. C’est une des raisons de la montée des populismes que l’on observe actuellement.

Justement, quels rapports entretiennent les chrétiens identitaires avec les mouvements populistes?
Les relations sont très paradoxales. Les populistes sont identitaires dans le sens où ils sont contre l’immigration. Ils vont utiliser le terme chrétien essentiellement en opposition aux musulmans. Mais si on regarde de plus près, on verra qu’ils ne sont pas plus indulgents avec les noirs chrétiens qu’avec les arabes musulmans.

«Je vois dans les sites catholiques traditionalistes l’arrivée d’un discours désabusé face au Rassemblement national»

Le problème est que les formations d’extrême droite qui ont le vent en poupe ont des valeurs modernes, qui ne sont pas celles des chrétiens identitaires. Marine Le Pen a dit très clairement qu’elle ne reviendrait pas sur l’avortement ou sur le mariage homosexuel. Elle a bien compris, à l’instar d’autres dirigeants populistes, que ces valeurs issues de la libération sexuelle étaient à présent dominantes dans la société et qu’il était contreproductif de s’y opposer.

Mais il y a aussi des partis qui défendent les «valeurs chrétiennes» sur la morale sexuelle.
Oui, il y a des exceptions, par exemple le parti PiS en Pologne. Mais il a perdu les dernières élections. Il est clair que la déchristianisation, également à l’œuvre en Pologne, va lézarder le soutien à ce parti. En Espagne, en 2023, le parti VOX est soudainement passé de 13% à 9% parce qu’ils ont mis en avant leur opposition à l’avortement, perdant d’un seul coup le vote des femmes et des jeunes.

Dans cette configuration, les partis populistes ont la tentation de contourner les catholiques conservateurs. Ils ne vont pas prendre le risque de s’aliéner une bonne partie de la population pour faire plaisir à quelques traditionalistes. Les populistes ne craignent d’ailleurs pas vraiment de perdre le vote des chrétiens identitaires, du moment que ces derniers n’ont pas réellement d’alternative.

Notamment en France?
Je vois dans les sites catholiques traditionalistes l’arrivée d’un discours désabusé face au Rassemblement national (RN-parti dirigé par Marine Le Pen), du genre: «Nous n’avons rien à attendre de ces gens-là». Ainsi, en France, ils se retrouvent en manque de représentation politique. Et la même chose se passe dans la plupart des autres pays d’Europe. Le christianisme identitaire est donc dans un échec total, parce qu’il n’arrive pas à relayer ses idées au niveau politique et qu’il est de plus en plus en contradiction avec la société. (cath.ch/rz)

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

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