Abus sexuels: «Refuser le déni et la vengeance pour le pardon»

Dans les affaires d’abus sexuels en Eglise, le pardon est un chemin à trois voies (ou voix): celles de la victime, de l’auteur et de la communauté. Telle est la conviction de Guilhem Causse. Un pardon qui n’est pas oubli, mais chemin de libération. Le jésuite plaide pour une justice restaurative.

Professeur aux Facultés Loyola de Paris, (ex Centre Sèvres) le jésuite Guilhem Causse a suivi de près la question des abus sexuels dans l’Eglise catholique en France, en collaborant notamment avec diverses instances chargées de la lutte et de la prévention. Il s’est intéressé en particulier à la notion du pardon qu’il a développé dans un ouvrage paru en 2019: Le pardon ou la victime relevée.

Depuis plus d’une vingtaine d’années la crise des abus sexuels dans l’Eglise a connu plusieurs phases. Après la dénonciation, la libération de la parole des victimes, la reconnaissance des faits, l’Eglise aborde aujourd’hui la phase de la réparation. Pour la pensée chrétienne, qui dit réparation dit pardon.
Guilhem Causse: La perspective du pardon reste compliquée pour les victimes. Surtout parce que le pardon a été instrumentalisé par l’Eglise pour leur demander de se taire. Or le vrai sens du pardon transmis par l’Evangile est exactement l’inverse. Il s’agit précisément de dénoncer le mal en vue d’une libération. J’ai été sollicité par quelques victimes qui s’étaient manifestées auprès de l’INIRR* ou de la CRR** pour en parler. Mais le pardon reste une démarche personnelle qui demande un long processus.
Le pardon est un chemin à trois voies (ou voix): la victime, l’auteur et la communauté. L’une ne va pas sans l’autre. Il s’agit de retrouver un équilibre entre les trois entités. Il s’agit d’éviter les deux écueils du déni et de la vengeance.

Pour les victimes l’abus est irréparable…
Je compare volontiers la situation à celle du deuil, car le processus de sortie est analogue. La dimension irréparable est certaine, mais la colère ou le ressentiment ne doivent pas bloquer le processus. La restauration ne se limite pas à rétablir un état antérieur, mais elle consiste à ouvrir de nouvelles portes.
On peut aussi faire la comparaison avec les athlètes paralympiques. Malgré leur handicap de naissance, par maladie ou par accident, ils ont pris un chemin différent, mais pas moins bon que le précédent et qui leur a ouvert de nouveaux horizons. Beaucoup témoignent dans ce sens.

Le jésuite Guilhem Causse est professeur aux Facultés Loyola à Paris | Centre Sèvres

Et pour les auteurs d’abus?
Pour eux, le travail de réparation commence avec la reconnaissance des faits et de leurs effets. Beaucoup sont d’abord dans le déni ou la minimisation. Ensuite ils devront le dire aux victimes et entreprendre de se soigner. Le but est la réparation du lien social. Il s’agit de redevenir des partenaires dignes de respect et de confiance. (pas forcément des amis). C’est ce que la justice restaurative peut construire.

«A un moment donné, il faut objectiver les faits et établir leur nature délictuelle ou non.»

Dès 2016, les évêques de France sont posé la question de la prise en charge des auteurs. Mais il fut bien reconnaître que concrètement très peu de choses ont été faites à part quelques structures d’accueil très modestes et finalement peu sollicitées. Il n’y a pas de vue d’ensemble sur des problèmes comme la stigmatisation pouvant conduire à la dépression ou au suicide. La réflexion sur l’emprise et l’abus de pouvoir reste insuffisante. Le thème de la réintégration dans un service pastoral reste ignoré. Ces éléments ne sont pas intégrés dans les accompagnements.

Cimetière de St-Arcons d’Allier| © Maurice Page

Vous déplorez aujourd’hui le risque de tout placer sous le regard des victimes.
Avoir uniquement ce regard risque d’être traumatisant. A un moment donné, il faut objectiver les faits et établir leur nature délictuelle ou non. Je connais des exemples de prêtres violemment sanctionnés par la hiérarchie pour des ‘gestes déplacés’, mais dont le caractère sexuel n’était pas établi. Les responsables agissent parfois précipitamment par peur des réactions de l’opinion publique ou par souci d’être proches des victimes.

«La société dans son ensemble est encore au début du processus de prise de conscience des abus.»

Je me souviens d’un cas d’un prêtre qui avait serré dans ses bras une personne. Cette personne s’est sentie agressée parce que par le passé elle avait été victime d’autres abus commis par quelqu’un d’autre. Entendre le ressenti de la victime est essentiel, mais l’auteur doit être jugé sur son geste le plus objectivement possible.
Je déplore par ailleurs que depuis quelques années on constate des jugements nettement plus sévères en matière d’abus sexuels commis par des personnes avec des troubles psychiatriques.

On s’aperçoit de plus en plus que les abus sexuels sur mineurs concernent l’ensemble de la société, le sport, la culture, l’école et surtout les familles.
La société française dans son ensemble est encore au début du processus de prise de conscience des abus. Un des effets directs du rapport de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise) paru en ocotbre 2021 a été la création par l’Etat de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants (CIIVISE). Son président, un juge très militant pour le droit des enfants, a fait un très bon travail. Mais son intransigeance a fini par le desservir et il n’a pas été reconduit dans ses fonctions.

«Les fidèles sont souvent des victimes ‘secondaires’ des abus. Ils sont affectés par la faute des autres.»

A mon avis, il y avait effectivement un double problème. D’une part son impossibilité à considérer que les auteurs d’abus pouvaient s’amender et, lié à cela, une crique violente et injuste de la justice restaurative. Tout en donnant la priorité à la parole des victimes, il faut veiller ne pas étouffer toutes les autres paroles.

Du côté des fidèles catholiques, beaucoup ont envie de voir la page tournée.
Il faut l’entendre. Les fidèles sont souvent des victimes ‘secondaires’ des abus. Ils sont affectés par la faute des autres. Ils ont été choqués d’appendre les comportements de certains clercs en qui ils avaient confiance. D’où parfois la tentation du déni ou de la minimisation. Le besoin de clarifier les choses concerne les victimes et les auteurs, mais aussi la communauté.

D’où l’idée de justice restaurative.
En France cette justice restaurative rencontre une forte résistance. Je mets cela sur le fait que l’esprit communautaire y est assez faible, contrairement à d’autres pays. Cela prévaut également en Eglise.
Là où le sentiment d’appartenance est fort, la justice restaurative peut se développer beaucoup plus facilement. Dans certains endroits, on a pu mettre en place en parallèle des groupes de victimes et des groupes d’auteurs, dans des affaires qui n’étaient pas liées, et les réunir pour un échange. Ce qui a permis une humanisation des victimes et des auteurs. En France cela n’existe pas.

«Les gens sont fatigués, parfois découragés ou plus simplement toujours plus âgés.»

En France, la justice restaurative reste dans un système de confrontation entre la victime et son abuseur.
Il faut d’abord que tous les deux acceptent. Les deux personnes étant liées par le crime, la démarche est difficile, car très intime. Surtout que, dans la majorité des cas, les deux personnes se connaissaient auparavant, voire étaient des proches. C’est toute la question de l’emprise et de son ambiguité qui peut faire ressortir d’autres choses indépendantes de l’abus lui-même. Il n’est donc pas rare que cette démarche s’interrompe avant le terme souhaité de la réconciliation.

Quel rôle les associations de victimes peuvent-elles jouer dans les démarches de réparation?
Elles ont joué un rôle essentiel pour dénoncer des crimes et obtenir des mesures pénales et de prévention. Elles ont été très importantes pour sortir les victimes de leur isolement et leur ouvrir l’accès à une réparation. Mais elles sont effectivement confrontées aujourd’hui à la question de leurs buts et de leurs ressources. Elles ont investi beaucoup de temps et de forces dans leur combat face à de profondes résistances. Les gens sont fatigués, parfois découragés ou plus simplement toujours plus âgés.
Avec un regard optimiste, on peut dire que les associations ont joué leur rôle et que le relais a été repris par les institutions. Si on est plus pessimiste, on dira qu’elles ont fini par lâcher face à trop de résistances. (cath.ch/mp)

La situation actuelle en France
Après le rapport de la CIASE, l’Eglise de France a créé deux commissions: *l’INIRR (instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (pour les prêtres diocésains) et la **CRR (Commission Reconnaissance réparation) (pour les congrégations religieuses).
Au départ elles ont un peu tâtonné dans leur fonctionnement pour recevoir les victimes, évaluer le préjudice et fixer une réparation financière selon un barême. Mais elles se sont vite aperçu que les victimes avaient d’autres attentes, relève Guilhem Causse. Elles ont dû développer la qualité d’écoute et d’accompagnement avec des démarches mémorielles et restauratives.
On a vu apparaître aussi quelques démarches collectives, par exemple une école qui avait été le cadre de nombreux abus commis par des religieux enseignants a organisé une cérémonie mémorielle. La palette des réponses se diversifie.
La question de la pérennité de ces deux instances se pose. Elles ont été conçues pour mener une mission dans un temps déterminé. Mais l’accueil des victimes par une entité indépendante reste nécessaire à plus long terme. Pour ce qui est de instances diocésaines, elles existent pratiquement partout, mais leurs modèles de fonctionnement restent très différents.
Tribunal canonique national
Le tribunal canonique national qui remplace les tribunaux diocésains est un progrès réel, même s’il reste limité dans ses prérogatives. Le fait que l’évêque ne soit plus plus juge et partie est important. Il reste le problème de l’accès des victimes à la procédure, mais cela demande une réforme du droit canon.
La plupart des diocèses et des congrégations religieuses ont en outre signé des protocoles avec les autorités judiciaires pour le signalement des cas d’abus.
Célébret électronique
La création d’un ‘célébret’ électronique sous forme de carte de crédit est aussi un outil d prévention utile. Cette carte d’identité muni d’un QR code permet au responsable de connaître le ‘pédigrée’ d’un prêtre. C’est précieux par exemple pour les mouvements de l’enfance et de la jeunesse, estime le jésuite. Il reste pour l’heure difficile de juger de son utilisation mais symboliquement cela montre que la question est prise au sérieux.
Qualité et intensité
L’Eglise a fait beaucoup de choses, mais pas partout avec la même qualité et la même intensité. Il reste des poches de résistance avec un réflexe de protection de l’institution ou des membres du clergé. On le retrouve d’ailleurs aussi dans la société en général, conclut Guilhem Causse. MP

Maurice Page

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