«Je tiens après tant d’années de silence à dénoncer les abus sexuels que j’ai subis en 1989-1990, de la part de l’Abbé Pierre aujourd’hui décédé», avait écrit E. de C. dans une lettre à la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Un document dont Libération a eu connaissance. Le journal français a mené sur le sujet une enquête dévoilée dans ses pages mi-août 2024.
«L’Abbé Pierre l’emmenait dans un appartement parisien dont il avait la clé pour passer des nuits avec elle»
Les faits nouveaux présentés par E. de C. viennent s’ajouter aux révélations de la communauté d’Emmaüs, qui avait mandaté une enquête sur les accusations portées contre son fondateur. Le rapport, dévoilé le 17 juillet 2024, contenait principalement les témoignages de sept femmes concernant des attouchements sur la poitrine, y compris d’une jeune fille mineure au moment des faits.
L’histoire relevée par Libération est d’une autre ampleur. Elle dévoile davantage un «système d’abus» que des pulsions incontrôlées de l’Abbé Pierre. E. de C. avait écrit sa lettre de dénonciation à la Ciase en mars 2019, alors que la Commission avait juste commencé ses travaux. Jean-Marc Sauvé, président de la Ciase, lui avait répondu peu après, l’enjoignant à venir témoigner. E. de C. n’a pas pu le faire, car elle est décédée trois mois après l’écriture de sa missive. En rangeant ses affaires, ses deux filles ont trouvé la lettre de réception signée de Jean-Marc Sauvé. Le document évoquait des abus sexuels mais sans mentionner l’Abbé Pierre. Les filles ont alors contacté la Commission, qui les a invitées dans ses bureaux, où elles ont pu prendre connaissance du contenu de la lettre envoyée par leur mère.
Elles ont appris que, démunie et en quête d’un toit, E. de C. avait approché l’Abbé Pierre en 1989. Celui-ci lui avait trouvé un logement à l’hôtellerie de l’abbaye bénédictine Saint-Wandrille, en Seine-Maritime. Le prêtre vivait sur place une partie de l’année. La femme raconte que l’Abbé Pierre l’emmenait dans un appartement parisien dont il avait la clé pour passer des nuits avec elle. A l’époque, le religieux était âgé de 77 ans, elle en avait 34. E. de C. évoque ainsi «des masturbations devant elle», des «fellations» imposées. Le fondateur d’Emmaüs lui aurait aussi demandé de le «fouetter avec sa ceinture» et proposé qu’une deuxième jeune femme les rejoigne pour qu’il puisse assister à des ébats lesbiens.
«Je suis choquée que l’Abbé Pierre passe pour un saint alors que je n’ai connu que sa nature d’obsédé sexuel» – E. de C.
La femme parle aussi, dans sa lettre, de sa «grande honte» et de «la confiance trahie» dans l’Église catholique. Elle assure en outre que l’Abbé Pierre se serait vantée devant elle d’autres victimes. «Je suis choquée, écrit finalement E. de C., que l’Abbé Pierre passe pour un saint alors que je n’ai connu que sa nature d’obsédé sexuel.» La Ciase aurait pris, à la réception du courrier, des précautions pour accréditer ce témoignage.
Libération interroge également la connaissance des faits par l’Église et ce que l’institution a fait pour empêcher l’Abbé Pierre de nuire. Sur ce point, beaucoup de choses restent inconnues. Il est certain que la hiérarchie catholique était informée du problème. En 1955, après la plainte de deux femmes lors d’une tournée du capucin aux États-Unis, le philosophe Jacques Maritain, qui avait organisé la démarche, aurait averti le cardinal Maurice Feltin, archevêque de Paris. Immédiatement après, des mesures d’éloignement ont été prises.
«Dans les années 1980, l’Abbé Pierre gagne une popularité encore inégalée»
L’Abbé Pierre a ainsi été envoyé en retraite, puis dans une clinique à Prangins, dans le canton de Vaud, où il est resté de décembre 1955 à mai 1956. Il a également été écarté de la direction d’Emmaüs et deux ‘socius’ ont été nommés pour le surveiller, à la fois confesseurs spirituels et chaperons, alors qu’un prélat surveillait étroitement son agenda. En 1961, il a été envoyé en retraite à Béni Abbès, en Algérie.
Mais ce dispositif de surveillance ne semble pas avoir perduré dans les années 1970 et 1980, relève Libération, sans que l’on sache exactement pourquoi. La question des prêtres déviants, quittant l’Église pour se marier serait devenu une priorité, reléguant au second plan celui des prédateurs sexuels, suggèrent des spécialistes. Dans les années 1980, avec l’arrivée et la médiatisation des nouvelles pauvretés, l’Abbé Pierre gagne une popularité encore inégalée. Une notoriété qui aurait pu lui garantir une forme «d’impunité».
«Les évêques des années 1950 n’ont pris aucune sanction canonique» (Le Monde)
Contacté par le journal français, Mgr Gérard Defois, secrétaire général de l’épiscopat de 1977 à 1983, affirme n’avoir pas eu connaissance d’affaires concernant le religieux. Le diocèse de Grenoble, dont le fondateur d’Emmaüs dépendait directement, n’a pas donné suite à la demande du média.
Dans une tribune publiée le 20 juillet dans le journal Le Monde, quatre chercheurs ayant participé aux recherches de la Ciase ont estimé que «les évêques informés et les responsables d’Emmaüs ont étouffé les affaires». Ils ont souligné que «les évêques des années 1950 n’ont pris aucune sanction canonique» et qu’il «y aurait lieu de rechercher si les informations furent transmises ou connues au-delà de 1961». (cath.ch/liberation/tdg/arch/rz)
Dans le quotidien Tribune de Genève (27 août), François Mollard, président de la Fédération Emmaüs Suisse, admet qu’un mois après les révélations sur l’Abbé Pierre, «il y a encore un sentiment énorme de tristesse et de déception. On sent (…) que l’image d’Emmaüs est écornée.» Il indique pourtant qu’aucune démission ni baisse des donations n’a été observée. «On sent la volonté de dissocier l’œuvre de l’homme chez les compagnons et les bénévoles», commente-t-il.
François Mollard n’a pas connaissance non plus d’accusation contre l’Abbé Pierre en Suisse. RZ
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/le-dossier-sur-labbe-pierre-salourdit/