Geneviève de Simone-Cornet pour cath.ch
C’est dans la maison d’un de ses frères, dans le paisible village de Sainte-Croix, au pied du Cochet, que me reçoit l’abbé René Haarpaintner en ce lundi d’août brûlant. Il est de retour dans sa famille pour une vingtaine de jours, la première fois depuis son ordination sacerdotale, le 3 juin 2023 dans la cathédrale de Los Angeles, à 61 ans.
«Je suis ici d’abord pour retrouver mes frères, qui n’ont pas eu l’occasion d’assister à mon ordination, partager avec eux ma joie d’être prêtre et le chemin qui m’a conduit au sacerdoce; et les aider à réaliser que ma vie aujourd’hui, c’est de servir l’Église catholique… aux États-Unis, pas en Suisse! Je rencontre aussi des amis; beaucoup, qui ne sont pas pratiquants, sont étonnés de voir que je suis prêtre.»
René Haarpaintner a grandi au village avec ses quatre frères, et quand il revient, il est heureux de constater combien la famille compte pour eux: «Mes frères sont très liés, il y a ici une atmosphère familiale qui me réjouit tandis qu’aux États-Unis beaucoup de familles sont défaites, minées par les disputes et les tragédies.» Là-bas, en revanche, «la présence de Dieu est beaucoup plus sensible qu’ici, la Parole de Dieu travaille les cœurs. On parle plus du Seigneur, de la vie spirituelle, et on ressent plus le besoin de nourrir son âme. Je dirais que la foi y est plus profonde.»
Si la distance est grande de Sainte-Croix à Los Angeles, elle est d’abord le fruit d’un long cheminement intérieur que René Haarpaintner raconte calmement, avec le bon sens paysan qui ne l’a jamais quitté. L’homme est humble, il ne se paie pas de mots, et s’il accepte de se livrer, c’est pour que l’on puisse «apprécier la sagesse de notre Seigneur, lui qui transforma une vie qui semblait être, à première vue, bien ordinaire».
Une vie «ordinaire», mais un parcours singulier pour ce fils d’un père zurichois secrétaire chez le fabricant de machines à écrire Hermès à Sainte-Croix et d’une mère catalane professeure de piano, organiste à l’église catholique et engagée en paroisse. «C’est elle qui nous a éduqués dans la foi catholique: elle nous parlait des saints, de la Bible; à la maison, elle apportait une dimension spirituelle. Nous allions régulièrement à la messe du dimanche en famille.»
«Enfant, il me fallait sortir, confie René. J’étais heureux au contact de la nature – je marchais dans la forêt, les pâturages – et des animaux. Je me faisais un peu d’argent de poche comme palefrenier dans les écuries de la région. Dehors, j’étais libre.» A force d’aider les agriculteurs, il prend goût à ce métier. Il se forme à Baulmes, puis Grangeneuve. Le jeune homme de dix-huit ans se rend régulièrement chez les cisterciens d’Hauterive: «Après la classe, j’allais courir et il m’arrivait de descendre jusqu’au monastère: j’entrais dans la chapelle pour prier, et je me sentais attiré par le style de vie des moines. Et puis, je les regardais travailler la terre et soigner les vaches.»
Sportif, René fait du football. Mais il lui faut se dépenser plus: il court alors avec un ami, Aldo Bertoldi, qui l’introduit dans le club de marche athlétique d’Yverdon-les-Bains et le présente à l’entraîneur, un réfugié politique roumain. «Il a vu en moi un potentiel et m’a motivé.» A 22 ans – «c’est tard» -, René commence la compétition. Avec Aldo, il forme bientôt l’élite de la marche athlétique suisse: «Nous gagnions tous les titres: 10 km, 20 km, 50 km.» En 1987, ils représentent la Suisse à la Coupe du monde à New York. Puis ils se rendent au Luxembourg pour le tournoi des cinq nations. Dans le train, René rencontre une fille de Los Angeles, Lauren, qui deviendra sa femme. En 1988, elle l’invite en Californie, où il s’entraîne quelques mois par an – le reste du temps, il participe à des compétitions et travaille comme employé agricole dans une ferme liée à la Station fédérale de recherches agronomiques de Changins.
En 1991, René rate de peu sa qualification pour les Championnats du monde de Tokyo, porte ouverte sur les Jeux olympiques de Barcelone en 1992: «J’étais en tête jusqu’au 42e km, dans les temps pour me qualifier, et tout d’un coup j’ai senti comme un couteau dans ma jambe, une élongation qui m’a totalement arrêté. C’était le début de la fin. En outre, à force de m’entraîner tout seul, j’ai fini par perdre ma motivation.» De la pratique de ce sport, René garde «un grand sens de la discipline, de la persévérance; et une franche camaraderie, car dans la marche athlétique, il n’y a pas d’argent en jeu».
René épouse Lauren à Santa Monica: «C’était un mariage juif, car elle était de cette tradition». Le couple s’établit à Los Angeles. René apprend l’anglais sur le tas et obtient un bachelor en histoire de l’art à l’université. Puis il se dirige vers le monde médical: il étudie la chiropraxie pour seconder sa femme, médecin, qui a fondé un centre de médecine familiale naturelle.
Après la naissance de leur premier fils, Étienne, Lauren se convertit, puis s’engage en paroisse. Le couple éduquera ses enfants dans la religion catholique. De son côté, René se rend souvent à la messe: «Cela m’aidait beaucoup, car là je retrouvais mes racines. J’étais aussi sacristain de la paroisse. Et nous allions visiter les malades à l’hôpital.» René et Lauren vont à la messe tous les jours avant de se rendre au travail. Ils se marient à l’Église catholique en 2008: «Nous avons nettement senti la différence dans notre relation après avoir reçu le sacrement: prier ensemble, notamment le rosaire, nous a beaucoup aidés lors des conflits et lorsque nous avions des décisions à prendre.»
«J’ai reçu énormément de grâces à ce moment-là et j’y vois la main de la Providence. Tout cela m’a beaucoup aidé à accepter la mort de Lauren.» Car la maladie va venir briser l’harmonie de la famille: en juillet 2014, les médecins diagnostiquent chez Lauren un cancer du sang. Elle meurt à la maison en novembre de la même année, à 54 ans. Une période rude pour René qui tous les jours lui apporte la communion et prie avec elle.
«Le jour où on a reçu le téléphone nous avertissant de la gravité de sa maladie, j’ai senti que Lauren ne s’en sortirait pas et que j’étais appelé à autre chose, que ce n’était pas la fin. Lauren allait mourir et moi j’allais entrer dans quelque chose d’autre. C’est alors que j’ai senti en moi l’appel à devenir prêtre, un appel du Seigneur et de l’Église», raconte René d’une voix où pointe l’émotion. «Cet appel, j’ai commencé par y résister, mais je n’étais pas en paix intérieurement.»
«Ce jour-là, confie-t-il, la Vierge Marie m’est apparue lorsque nous étions en train de prier le rosaire. Elle m’a dit: ‘Je souffrirai avec toi, mais toutes les souffrances que je vais ressentir, je les déposerai dans le cœur de mon Fils’. Marie a toujours été là, à côté de moi, elle m’a donné beaucoup de courage.»
Et le premier samedi de décembre, le jour de l’enterrement, René se rend à l’église pour prier une heure avant la célébration: «Là, devant le tabernacle, je me suis dit que je ne pouvais plus tenir à mes projets. J’ai tout remis entre les mains de Dieu et lui ai dit: ‘Prends possession de moi’. Le moment était arrivé: enfin le Seigneur prenait possession de moi. J’ai alors senti une libération et une profonde paix intérieure. Mais j’ai la conviction que le Seigneur m’appelait depuis des années.» «Se réalisaient ces paroles de l’évangile de Jean (21, 18): ‘Quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais; quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c’est un autre qui te mettra ta ceinture, pour t’emmener là où tu ne voudrais pas aller’. C’est moi, c’est ma vie. J’ai toujours commencé par dire non. Mais le Seigneur a fini par vaincre mes résistances.»
René vend le cabinet médical et, avant de franchir la porte du séminaire, il reste un an avec son fils cadet, Quentin, très touché par la mort de sa mère. En 2016, il entre au séminaire: il vend sa vaste maison et se retrouve dans une chambre avec un lit, une table et une chaise, et sur les bancs de l’université avec des séminaristes bien plus jeunes que lui. «Mais j’avais l’impression que tout irait bien parce que j’avais fait l’effort de renoncer à ma volonté. Dieu pourvoirait à mes besoins.» Le voilà parti pour sept ans de formation avec des expériences pastorales qui le confortent dans sa vocation.
René est ordonné prêtre le 3 juin 2023 dans la cathédrale de Los Angeles par l’archevêque, Mgr José Horacio Gómez. Un jour qu’il n’oubliera pas: «On reçoit tellement de grâces! On ne sait pas trop ce qui se passe. C’est une expérience incroyable! Quand je me suis relevé, j’étais dans un état d’euphorie, une joie inimaginable. J’étais traversé par tant d’émotions! Il s’est produit en moi une transformation: je n’ai jamais vécu un tel sommet. De retour à la sacristie après la messe, j’étais en larmes. Mais dans une profonde paix intérieure et dans la gratitude pour avoir fait le bon choix, avoir été guidé par Dieu.»
Aujourd’hui, René est vicaire à Carpinteria, une cité de 10’000 habitants à une dizaine de km au sud de Santa Barbara. La paroisse Saint-Joseph est à 70% hispanophone et à 30% anglophone. S’il vit le quotidien d’un prêtre de paroisse, René se sent appelé à aider les couples en difficulté en s’appuyant sur son expérience. Et célébrer l’eucharistie est essentiel pour lui: «Prononcer les mots de la consécration me fait froid dans le dos. C’est une joie incroyable. Je ne suis qu’un instrument entre les mains du Seigneur.»
Pour René, être prêtre c’est d’abord être berger: «C’est comme quand on faisait monter les vaches au pâturage. J’étais derrière et je les poussais avec un bâton; devant se trouvait celui qui les connaissait bien et qui les appelait. Le berger, c’est le Christ; je suis là pour guider le troupeau vers lui afin que chacun puisse découvrir qui il est.» (cath.ch/gdsc/bh)
René Haarpaintner célébrera sa «première» messe en Suisse, la messe de l’Assomption, dimanche 18 août à 18h à Sainte-Croix avec bénédiction des cartables.
Rédaction
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