Rwanda: devenir une personne pour être bâtisseur de ponts de paix

Au Centre catholique de Rebero, sur la plus haute colline de Kigali, au Rwanda, où œuvre l’association IBAKWE («Se redresser»), on apprend avant tout à «quitter la mort pour trouver la paix», pour devenir un bâtisseur de ponts de paix. Un défi dans un pays encore marqué par le génocide de 1994.

Michel Kocher pour cath.ch, à Kigali

Dans le Pays des Mille Collines, on ne compte plus les ONG qui œuvrent à la réconciliation depuis le génocide. En me présentant au centre catholique de Rebero, sur la plus haute colline de Kigali, je pensais que les cinq personnes me recevant doctement, au nom de l’association IBAKWE, n’allaient pas faire exception à cette règle. Surprise.

S’appuyant sur les mentores canadiennes à l’origine de sa formation, l’abbé Vincent Nyamaganda, aumônier des hôpitaux de Butare, la quatrième ville du pays, me dit tout de go: «Notre approche n’a pas pour objectif en soi la réconciliation entre les personnes.» Même surprise côté religion, dans un pays où le catholicisme est profondément implanté. «Je ne suis pas un curé pour les messes et les homélies», lance-t-il, tout en arborant fièrement son col romain. Et l’homme de préciser que si la spiritualité est importante, elle vient après. Après quoi? «Il faut d’abord devenir une personne avant de vouloir aller à la rencontre des autres.»

Passer des émotions à la responsabilité

Les formations que donne IBAKWE peuvent durer de quatre jours à deux ans. Elles s’adaptent en fonction des groupes cibles, mais leur structure ne change pas et leur nature non plus. Il faut passer des émotions à la responsabilité et à la réflexion.

La démarche se décompose en trois étapes. La première consiste à actualiser les forces vitales de la personnes, hic et nunc. A se dire, en dehors des contraintes de toutes sortes: qu’est-ce qui me fait vivre? Quel amour originel me porte? La deuxième n’est pas la plus aisée, en contexte post-traumatique en particulier. Son but est de travailler sur les événements traversés, de relire ce qui s’est passé pour voir où et comment la vie a continué à se frayer un chemin. «A quitter la mort pour trouver la vie», résume l’abbé Vincent, qui donne l’exemple de cette femme qui avoue avoir toujours peur des rescapés, des années après le génocide. Vient enfin la dernière étape, celle où l’on parvient petit à petit à un autre horizon, celui d’être soi-même un bâtisseur de paix.

Contrairement à nombre d’approches d’origines occidentales, plaquées sur les réalités rwandaises, le processus qui a conduit à la création d’IBAKWE est différent. Des rwandais eux-mêmes ont en effet perçu la pertinence de l’approche dite de la «personne humaine intégrale». A commencer par Sœur Godberta, pionnière, aujourd’hui octogénaire, dont le profil est assez typique des aléas de cette sous-région et des meurtrissures subies à répétition.

La personne d’abord et avant toute chose

En 1957, ses parents doivent se réfugier au Burundi voisin pour échapper aux violences ethniques. Quelques années plus tard, engagée dans le travail des aumôneries de prison, elle n’arrive pas à rejoindre l’expérience humaine des jeunes qu’elle doit accompagner. En 1984-1986, à la faveur d’une formation à l’Institut de formation humaine intégrale à Montréal, elle a l’intuition que l’approche originale développée par la psychologue Jeannine Guindon peut aider.

«Non seulement le problème ethnique sépare les individus, mais il cache la personne elle-même, ce qu’elle est profondément.» La personne d’abord et avant toute chose. C’est le fil rouge. «Or, dans chaque personne, il y a quelque chose qui va dans le sens de l’amour, qui permet de traverser les obstacles et de dépasser les différences», complète l’abbé Vincent.

Pour Sœur Godberta, le choix décisif se fait en 1996, deux ans après le génocide. Au lieu de rester au Canada où elle a acquis une solide formation psychologique, elle décide de rentrer au pays pour pratiquer et transmette son approche. Elle y retrouve des jeunes désarticulés, des personnes écrasées par le génocide, qui la sollicitent, elle et les quelques autres collègues formés à Montréal.

La difficulté est grande: ces personnes doivent pouvoir s’accepter, malgré ce qui s’est passé. Dans ces situations, l’approche humaine intégrale, qui va chercher les forces vitales et ne demande aucun prérequis d’aucune sorte, est adéquate. Le bouche à oreille fait son effet, des sœurs d’autres congrégations se forment, parmi elles deux Sœurs Hospitalières de St Marthe, congrégation aux origines fribourgeoises.

Des «ponts de paix»

En 2011 naît l’association IBAKWE, aujourd’hui forte d’une quarantaine de membres, tous formés et actifs sur le terrain, dans un domaine ou un autre. Reconnue par la Conférence des évêques, l’association cherche du soutien à l’interne et à l’externe, sous la bannière des «ponts de paix», formule instaurée par Marie Marcelle Desmarais, successeure canadienne de la fondatrice de l’approche humaine intégrale. Le succès d’un camp de jeunes Valaisans en été 2023, donne un goût de reviens-y, au Rwanda et en Suisse.

Mais l’offre ne se limite pas à des expériences de groupe, en culture et en pastorale catholiques. Écoles, camps de réfugiés, agents de santé sont autant de lieux de formation et de groupes cibles. Par exemple, tout le personnel de l’hôpital psychiatrique de Ndera dans la banlieue de Kigali, a suivi la formation des bâtisseurs de ponts de paix: 360 heures de travail par collaborateur, plus un accompagnement sur la durée. A la demande de Caritas Rwanda, IBAKWE a aussi formé des personnes actives dans les fameuses juridictions Gacaca.

Se prendre en charge

Ce qui frappe à l’écoute des témoignages des Rwandais et Rwandaises qui me reçoivent, c’est la nécessité, disent-ils, d’apprendre à «gérer ses propres hostilités». Dans un pays aujourd’hui pacifié par un pouvoir autocratique et vivant dans une sécurité intérieure que bien des pays africains pourraient lui envier, on se demande bien quelles hostilités peuvent encore perdurer. A n’en pas douter, il ne s’agit pas d’hostilités extériorisées mais d’une forme de cycles de souffrances subies, d’oppressions et d’injustices qui empêchent de se «prendre en charge». L’expression vient des ecclésiastiques eux-mêmes, à propos de leur propre manière d’envisager leur destin.

Je la leur fais répéter, comme pour être sûr d’avoir vraiment compris. Tous hochent du bonnet: «Oui, nous avons appris à nous prendre en charge». Ont-ils étés des assistés, des suiveurs, qui n’ont pas pu laisser émerger la personne qu’ils étaient vraiment? Difficile de les brusquer avec ce type de question. On sent toutefois que la démarche dans laquelle ils se sont engagés les a poussés à aller à la racine d’eux-mêmes. Ils ont cherché une forme d’existence à eux-mêmes qui précède la foi, l’éducation religieuse, les injonctions culturelles et familiales de toutes sortes. Ces dernières sont très présentes dans la société rwandaise, empreinte d’une retenue qui n’a d’égal que le contrôle social qu’elle alimente et les frustrations qu’elle fait taire.

L’écho universel de l’approche canadienne

Ce travail en profondeur est sans doute la marque d’une société qui a besoin de reposer des fondements, en-deçà des crises interethniques qui ont jalonné son histoire et en deçà aussi de son évangélisation rapide, culminant le 27 octobre 1946 dans la consécration du pays au Christ Roi par le Mwami – le roi converti au catholicisme. En tout cas l’approche canadienne de Jeannine Guidon qu’IBAKWE pratique a eu de très larges échos dans le catholicisme en général, notamment par le livre dont elle a dirigé la publication en 1993: La Formation humaine intégrale des candidats au presbytérat.

Cette approche canadienne est elle-même née dans un contexte culturel de déconstruction, celui de la domination catholique sur la société québécoise. Serait-ce l’indice que le travail entrepris pour chercher l’humain intégral, naît et rayonne d’autant mieux qu’il ne ressemble en rien à une approche de ré-encadrement, que ce soit au Canada ou au Rwanda? En puisant au plus profond de l’humain, croyant y trouver l’amour, la démarche d’IBAKWE creuse-t-elle des sillons vraiment universels?

Comme pour vérifier cette hypothèse, je pose la question de la validité de la démarche hors du christianisme?  Sr Marie Geneviève de la congrégation des Filles de la Vierge, jusque-là plutôt discrète, s’anime et raconte comment en Centrafrique, les Rwandais d’IBAKWE ont animé de 2012 à 2018 des formations destinées à un panel de chrétiens et de musulmans. Elle conclut avec une anecdote. Après quatre jours de formation, un participant musulman, qui n’avait pas quitté son sac à dos malgré les consignes, confesse qu’il avait à l’intérieur une grenade… au cas où. «Personne ne pourra plus me dire que je ne peux pas m’assoir avec un chrétien!» s’était-il exclamé. «Maintenant je trouve Allah dans ce que je vis.» (cath.ch/mk/bh)

Le génocide rwandais
Le 6 avril 1994, l’avion à bord duquel se trouvaient les présidents du Rwanda et du Burundi a été abattu par un missile dans le ciel de Kigali, la capitale rwandaise. Jusqu’au 16 juillet 1994, selon la chronologie communément admise, un génocide des Tutsis et des Hutus modérés s’en est suivi au Rwanda. Le motif fondamental était la haine raciale envers la minorité tutsie, qui constituait l’élite sociale et culturelle du pays. Les chiffres officiels publiés à l’époque par le gouvernement rwandais parlent de 1’174’000 personnes tuées en 100 jours, à coups de machettes, de haches, de lances et de gourdins. D’autres sources parlent d’un million de morts. Les traces de la violence et de la vengeance raciale se sont poursuivies pendant longtemps après la fin officielle des violences. Source: Fides

Rédaction

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