«En Suisse, le lien entre patrie et religion est à reconstruire»

En Suisse, l’idée de patrie entretient un rapport étroit mais complexe avec la religion. A l’occasion de la Fête nationale du 1er août, le sociologue René Knüsel décrypte les mécanismes et les enjeux de ces délicates questions identitaires.

«Suisse, espère en Dieu toujours!», chanterons-nous peut-être ce 1er août 2024 en entonnant le Cantique suisse. «Au nom de Dieu Tout-Puissant!» affirme le préambule de la Constitution fédérale.

Des exemples parmi bien d’autres qui montrent la place de choix réservé au Très Haut dans le symbolisme de la Confédération. René Knüsel, professeur honoraire à l’institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne, éclaire cette situation et développe les questions fondamentales qu’elle pose.

Le sociologue René Knüsel est un spécialiste des questions religieuses | © Raphaël Zbinden

Que peut-on dire sur le lien entre patrie et religion?
René Knüsel: C’est un lien qui n’est pas fortuit. Les deux phénomènes relèvent d’un mécanisme semblable qui renvoie à la construction de l’identité. Une religion est un ensemble de croyances, de dogmes, qui réunit l’individu et le sacré. L’idée de patrie relie l’individu à un collectif, mais, en général, en rapport avec un territoire. Dans beaucoup de pays, les deux ont évolué de concert, surtout du fait que, notamment en Europe, la religion était constitutive de la communauté.

Comment s’explique la présence importante de Dieu dans le symbolisme national en Suisse?
Le rôle de la religion dans l’histoire politique suisse est complexe et pas encore très clair. Elle l’est beaucoup plus dans les pays voisins. En fait, à partir du Moyen Age, on trouve dans l’identité suisse une teinte religieuse très forte. À la suite de la Réforme, une situation assez particulière se crée, où l’identité religieuse de la personne s’adapte au territoire sur lequel elle se trouve, suivant le principe de cujus regio, ejus religio (tel prince, telle religion). Cela forge un lien très particulier entre les individus et le territoire, mais aussi entre le territoire et la religion.

«Au 19e siècle en Suisse, le courant conservateur forge l’idée de patrie en maintenant ou même en créant des traditions, une imagerie, une symbolique»

Le passage à la foi protestante de plusieurs cantons au 16e siècle provoque un changement dans le fonctionnement de la diète. La Confédération ne se fonde plus sur une seule religion, mais sur un pluralisme religieux.
Ceci provoque une situation très complexe, des tensions notamment avec des baillages communs qui comme dans le canton de Vaud restent catholiques. Comme il n’y a pas de liberté de conscience au niveau fédéral avant 1874, l’obligation pour les habitants de pratiquer la religion du territoire est forte. La particularité de ces petits territoires qui composent la Confédération est qu’ils vont s’affirmer à travers leur identité religieuse. Patrie et religion sont donc fondamentalement allées de pair, en tout cas jusqu’au trois-quarts du 19e siècle.

Et ensuite…
De cette configuration va résulter, au 20e siècle, une très grande variété de rapports entre le fait religieux et le fait administratif et politique, pour une bonne part encore en vigueur aujourd’hui. Cela va de cantons où il y a une séparation complète entre l’Etat et les Eglises à d’autres où les Eglises reconnues sont, si l’on peut dire, des religions d’Etat. Il existe donc en Suisse une diversité de rapports du citoyen, de sa conscience religieuse, à l’Etat, originale et précoce à l’échelle d’un pays, au moins en Europe.

© Dominicus Johannes Bergsma/Wikimedia/CC BY-SA 4.0

Mais en quoi cela explique-t-il la présence de Dieu dans l’hymne national et dans la Constitution?
On peut l’expliquer de plusieurs manières. Au 19e siècle en Suisse, le courant conservateur forge l’idée de patrie en maintenant ou même en créant des traditions, une imagerie, une symbolique. Il s’agit de construire des identités cantonales et régionales qui sont déjà bien affirmées en même temps qu’une identité supra-cantonale, c’est-à-dire fédérale, pour assurer l’unité du pays.
Un mouvement vu comme une nécessité de survie à un moment où naissent de grandes et puissantes nations sur les frontières (Allemagne, Italie, France…ndlr.). Le religieux a été associé à cette identité «supérieure» pour permettre la coexistence et renforcer l’identité nationale. Le modèle suisse est à cet égard très intéressant: on a construit quelque chose à partir de la pluralité, alors même que dans beaucoup d’autres régions du monde, c’est exactement l’inverse qui s’est produit: on a détruit la diversité pour forger une unité.

On peut dire que Dieu s’est inscrit dans un compromis typiquement suisse?
Si l’on veut. Il y a certainement eu l’idée de relier tous les Suisses à leurs racines chrétiennes au-delà des confessions. Nous croyons dans le même Dieu, lisons la même Bible, même si nous en tirons des interprétations différentes.

Mais cette composante religieuse dans les symboles nationaux est de plus en plus attaquée. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une relique du passé destinée à disparaître sous peu?
Pas nécessairement. Je pense qu’il est possible de se retrouver autour de la religion dans la mesure où elle est d’abord un rapport au sacré, auquel tout le monde peut s’identifier. De manière générale, je ne suis pas sûr du tout que le facteur religieux sera évacué un jour de la société. Je crois qu’André Malraux avait raison quand il disait que «Le 21e siècle sera spirituel ou ne sera pas».

«Nous sommes aujourd’hui dans une logique où les nationalismes resurgissent et en font resurgir d’autres»

Mais cela n’ira pas sans poser de problèmes…
La difficulté, aujourd’hui, est que l’on a une interprétation large de la liberté de conscience, de la pratique religieuse, qui est difficilement compatible avec la volonté de contrôle territorialisé des pratiques religieuses. Le lien entre religion et politique est aujourd’hui spécialement complexe, puisque le religieux est un fait individuel et forcément moins collectif. Ce lien est certainement à réimaginer, à reconstruire. Dans ce sillage, les questions aiguës d’identité vont se reposer, en tout cas en Suisse et en Occident.

Le Pacte fédéral de 1291 est conservé au Musée des chartes fédérales à Schwytz

Mais qu’en est-il pour les autres parties du monde?
On voit que ce lien se conjugue différemment suivant les contextes culturels. Notamment en Europe de l’Est. Je ne suis pas sûr qu’en Russie, la pratique religieuse soit plus forte qu’à l’ouest. Mais l’invasion de l’Ukraine a montré que «l’alliance du sabre et du goupillon» était toujours opportune. Nous sommes aujourd’hui dans une logique où les nationalismes resurgissent et en font resurgir d’autres, dans une sorte de réactions en chaîne.

Le nationalisme allié au religieux est-il ainsi forcément synonyme de dictature et de guerre?
Dernièrement, le nationalisme a été le moteur des populismes, dont les liens avec la violence sont évidents. Le discours religieux a souvent été utilisé pour galvaniser les troupes. Cela a été le cas lorsque Saddam Hussein, qui avait toujours été un leader laïc, a commencé à brandir la défense de l’islam et du Coran quand l’Irak a fait face à l’attaque américaine.

«Le nationalisme véhicule certainement l’idée de supériorité»

Le concept de guerre sainte est aussi une façon de justifier la violence, notamment pour masquer des buts politiques beaucoup plus terre à terre. C’est l’idée que si Dieu est avec nous, nous sommes forcément dans le vrai et que le combat mené est juste et légitime. C’est une logique extrêmement dangereuse, qui mène aux pires atrocités.

Mais s’il faut se méfier du nationalisme, peut-on se fier au patriotisme?
Je crois en effet qu’il y a une différence fondamentale entre les deux. On prête au Général de Gaulle cette citation qui l’explique bien: «Le patriotisme, c’est aimer son pays. Le nationalisme, c’est détester celui des autres.» Le nationalisme véhicule certainement l’idée de supériorité. Le patriotisme n’est, lui, pas exclusif, il renvoie plus à une fierté, une satisfaction, par rapport à son propre pays ou sa région d’appartenance. Ce qui n’empêche pas l’existence d’une compétition, mais d’une saine émulation.
Je pense que l’on peut en trouver l’illustration dans le sport. On peut pratiquer la compétition sportive en dénigrant l’adversaire, avec la seule envie de le vaincre – ce qui se rapprocherait de l’attitude nationaliste – ou en le respectant, dans un esprit de fair-play et d’émulation qui renvoie au patriotisme.

Que faire pour éviter un nationalisme ou une revendication identitaire religieuse néfaste, comme on le voit dans le terrorisme?
Le problème réside beaucoup, selon moi, dans l’approche de la différence. L’être humain est naturellement amené à se méfier du dissemblable et à privilégier ses proches, ceux qui lui ressemblent. Mais il est certainement aussi capable de voir que la différence peut-être source d’enrichissement. Après tout, c’est ce que la Suisse a réussi à ériger en faisant une place à diverses sensibilités et points de vue, parfois un peu contrainte.

«Jésus de Nazareth avait un discours basé sur le respect des différences»

C’est aussi une question d’ouverture, particulièrement dans le domaine de la religion. L’être humain est particulièrement angoissé par des croyances différentes, qui remettent en question les siennes, qui façonnent pour beaucoup ce qu’il pense être. La tentation est de s’enfermer dans la conviction que nous sommes dans la vérité. Une attitude aussi dangereuse parce qu’elle nous empêche d’avoir une vision correcte de notre environnement. Et cela devient souvent une question de survie. On peut penser aux climato-sceptiques qui nient l’évidence du réchauffement et mettent en péril les mesures nécessaires à son contrôle. Le refus de considérer un point de vue divergent peut aussi amener une personne à précipiter un avion bourré de personnes dans une tour.
Finalement, je pense que l’héritage chrétien de la Suisse peut inspirer tout citoyen dans son rapport au pays. Si l’on revient aux fondamentaux, il faut se souvenir que Jésus de Nazareth avait un discours basé sur le respect des différences, et qui remettait systématiquement en question ce qui passait pour acquis. (cath.ch/rz)

Cet article est la reprise d’un texte publié en 2022.

Fête nationale du 1er août
La fête nationale suisse du premier août se réfère au Pacte de 1291, mais elle n’est célébrée que depuis 1891. Jusque-là on fixait la naissance de la Suisse plutôt en 1307 avec le serment du Grütli ou en 1315 avec la bataille de Morgarten qui vit les Suisses vaincre les troupes impériales.
La charte de 1291 ne fut redécouverte qu’au 18e siècle, mais on ne lui donna pas alors le statut de document fondateur, explique le Dictionnaire historique de la Suisse. Dans la deuxième moitié du 19e siècle, après la guerre du Sonderbund et la naissance de la Confédération moderne, il s’agissait de renforcer le lien confédéral. Alors que Berne s’apprêtait à fêter les 700 ans de sa fondation en 1891, on eu l’idée de célébrer les 600 ans de la Confédération en prenant pour date fondatrice le pacte de 1291.
La fête nationale de 1891 fut considérée comme un événement exceptionnel. On ne pensa à la célébrer annuellement qu’à partir de 1899, lorsque le Conseil fédéral invita les cantons à organiser des sonneries de cloches le soir du 1er août, sous la pression des Suisses de l’étranger qui voulaient avoir une sorte de 14 juillet. Un feu de joie, une allocution devinrent les points forts de la fête, à quoi s’ajoutèrent un cortège aux lampions et, de plus en plus fréquemment, un feu d’artifice.
La fête nationale suisse resta longtemps un jour ouvrable: travailler normalement à une telle occasion passait pour un trait du caractère helvétique. Elle ne devint un jour férié qu’en 1993 suite à une initiative populaire. MP

Raphaël Zbinden

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