D’ailleurs, est-il possible de se sentir encore utile lorsque nous devenons incapables de produire de quoi vivre sereinement au quotidien? Y a-t-il une manière de vivre ces remises en question de notre existence, de son sens, de notre utilité avec assurance et espérance?
Sans devenir littéraliste, il y a un verset dans la Bible dont l’interprétation offre, me semble-t-il, une porte de secours. Plus qu’une porte de secours, une éthique de vie fondamentale qui transforme nos vies en déplaçant leur centre. «User du monde sans en user vraiment parce que la figure de ce monde passe.» (1 Cor 7, 31)
«Avec cette nouvelle perspective, notre existence se libère des satisfactions et des échecs rencontrés dans le monde»
Le problème de ce verset est qu’il est noyé dans le contexte du chapitre de l’épître. A sa lecture une seule problématique nous arrête: les questions maritales. «Tu es lié à une femme? Ne cherche pas à rompre. Tu n’es pas lié à une femme? Ne cherche pas de femme.»
Cependant, le verset 31 qui passe presque inaperçu recèle une éthique de vie fondée sur une compréhension du monde radicalement neuve. Une vie ancrée dans la foi en Dieu de Jésus Christ. Une vision de l’existence qui nous appelle à la fois à un détachement et à un engagement dans le monde. L’art est de conserver son sens critique, lequel tire sa source de la conviction, qu’en Dieu, la figure de ce monde passe.
L’horizon est alors dégagé. Il n’est plus confiné aux seuls aléas du monde que sont le chômage, la précarité, l’injustice sociale et professionnelle. Avec cette nouvelle perspective, notre existence se libère des satisfactions et des échecs rencontrés dans le monde. Nous devenons enfin des êtres humains véritables, notre foi peut se déployer et nous amener à devenir adulte.
«Le paradoxe de la foi est l’alliance inattendue entre la confiance et la fatalité»
Pour parler avec les mots du siècle et vous faire percevoir à quel point la sagesse tirée de ce verset est sans frontières, je me tourne vers une autre littérature non biblique: le poème If de Rudyard Kipling. «Si tu peux voir détruit l’œuvre de ta vie et sans dire un mot te mettre à rebâtir (…) Si tu peux croire en toi lorsque tous en doutent sans leur en vouloir de leur manque de foi (…) Si tu peux tout perdre, recommencer à zéro, sans que rien en toi ne se lamente sur ta perte.»
Si nous parvenons à ce détachement participatif qui libère des lois absurdes et brutales du monde, alors nous connaissons la paix en nos cœurs et en nos vies. Le paradoxe de la foi est l’alliance inattendue entre la confiance et la fatalité. En nous détachant du monde, la foi nous permet de demeurer attaché aux choses de la vie et de vouloir y participer activement. Cela justement parce que nous n’avons plus peur de perdre quelque chose que nous avons reçu dans la confiance en Dieu: un droit inaliénable, une dignité incessible en Dieu, notre utilité et notre place en tant qu’être humain sur terre.
Cette conviction que nous sommes uniques même si la vie nous jette au plus bas et nous éprouve au plus fort de nous-mêmes. «Tu seras un homme, mon fils», conclut le poème de Kipling. Devenir adulte, femme et homme, dans notre langage de foi, cela veut dire comprendre notre propre existence de manière radicalement nouvelle. Devenir des êtres humains véritables en Dieu de Jésus Christ, conscients de leur prix inestimable et de leur liberté inaliénable face au monde.
Nadine Manson
24 juillet 2024
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