Le pape, «souverain» ou «animateur» de la chrétienté? (2/2)

Quelle place pour le pape dans le monde chrétien? La question est scrutée par le document L’évêque de Rome, publié le 13 juin 2024 par le Vatican. Les théologiens luthérien André Birmelé et orthodoxe Noël Ruffieux croisent leur regard sur le nouvel appel d’air œcuménique venant de Rome.

Si le pontife romain peut être accepté comme le ‘Kephas’ (nom de Pierre en araméen) moderne, a-t-il pour autant, davantage que tout baptisé, une ligne directe avec le Saint-Esprit? Et peut-il imposer ses vues à tous les chrétiens?

La première question a été soulevée lors du Concile Vatican I (1870). Qui a donné une forme de réponse en dogmatisant l’infaillibilité pontificale. Une décision qui a provoqué maintes controverses, allant jusqu’à provoquer un schisme, avec la création de l’Église catholique chrétienne.

L’infaillibilité est souvent vue comme une des principales pierres d’achoppement pour l’unité des chrétiens. L’évêque de Rome admet ainsi que «ces définitions dogmatiques [de l’infaillibilité, ndlr] se sont révélées être un obstacle important pour les autres chrétiens en ce qui concerne la papauté». (p.42) Le document rappelle «(…) l’importance d’interpréter les déclarations dogmatiques de Vatican I, non pas de manière isolée, mais à la lumière de l’Évangile, de toute la tradition et dans son contexte historique.»

Le synode, chance ou obstacle?

Une infaillibilité qui pourrait donc être rendue «œcuménico-compatible»? L’option soulève des sourcils chez les théologiens non catholiques. «Pour moi, l’infaillibilité n’est pas réellement un problème, relève le théologien luthérien André Birmelé. Parce qu’elle n’a pratiquement jamais été utilisée, et qu’elle ne le sera sans doute plus. L’obstacle plus important est celui du primat magistériel de l’évêque de Rome qui en fait un super-évêque pour chaque diocèse catholique.»

«L’orthodoxie n’a que faire de la primauté, si elle est autre chose et plus qu’une simple primauté d’honneur»

Noël Ruffieux

Le professeur à l’Université de Strasbourg interroge également la faisabilité d’une modification du dogme de l’infaillibilité. «La question est de savoir s’il est envisageable de remettre en cause une décision conciliaire sans ébranler la structure-même de l’Église catholique.» Est-il ainsi approprié de discuter du rôle du pape dans la chrétienté alors que l’Église catholique est elle-même en pleine remise en question de sa hiérarchie?

Le synode sur la synodalité, dont la dernière phase se déroulera à Rome en automne prochain, est censé clarifier les choses. Mais le peut-il vraiment? «Cette belle vision de la synodalité est chère à l’Orthodoxie», souligne Noël Ruffieux. «Mais une fois admis que la seule tête de l’Église est le Christ, quelle forme praticable donner à la synodalité, quelle forme canonique permettrait-elle au peuple de Dieu de s’exprimer?», s’interroge le théologien orthodoxe.

Primauté vs synodalité

En d’autres termes, n’y a-t-il pas une contradiction fondamentale entre synodalité et primauté, que les catholiques, malgré leur meilleure volonté, seraient incapables de résoudre? Le cardinal Mario Grech, secrétaire général du Secrétariat général du Synode, s’est récemment exprimé sur ce point. «S’il existe un ‘lieu’, un contexte qui peut aujourd’hui manifester -et qui manifeste- une nouvelle manière d’exercer la primauté, a-t-il déclaré, c’est précisément le processus synodal». Le prélat maltais a ainsi rappelé que «le pape ne se trouve pas seul au-dessus de l’Église, mais en son sein, en tant que baptisé parmi les baptisés et en tant qu’évêque parmi les évêques.»

«Si le pape François faisait une déclaration sur la guerre en Ukraine, l’on pourrait imaginer que plusieurs responsables d’Églises se rangent derrière lui»

André Birmelé

De beaux mots, mais qui n’ont pas d’impact réel tant que l’enjeu de la «primauté magistérielle» du pontife romain n’est pas réglée, estime toutefois André Birmelé. Ce concept, qui stipule l’autorité suprême et ultime du pape en matière de doctrine et de morale dans chaque diocèse, est, pour le théologien protestant, l’élément le plus problématique, aussi bien dans les relations intra-catholiques qu’interconfessionnelles. «Finalement, nous tombons toujours sur la question: ‘Qui est le garant de la vérité’. Pour les catholiques, normalement, c’est le pape, puisque c’est lui qui a le dernier mot, aussi au terme d’un processus synodal. Mais, cela ne peut pas être accepté par les autres Églises.» Pour Noël Ruffieux, «l’Orthodoxie n’a que faire de la primauté, si elle est autre chose et plus qu’une simple primauté d’honneur, avec laquelle on peut toujours s’accommoder».

Le pape, une force «médiatique»

Si l’autorité d’un pape «je sais tout mieux que vous» semble donc exclu pour les autres confessions chrétiennes, le prestige et la portée symbolique de sa figure ne sont cependant pas dénués d’intérêt. André Birmelé estime notamment qu’une «primauté» «médiatique» serait intéressante. «Si, par exemple, le pape François faisait une déclaration sur la guerre en Ukraine, l’on pourrait imaginer que plusieurs responsables d’Églises se rangent derrière lui en affirmant: ‘Il dit, au nom de nos communautés, ce qui est à dire’. Cela donnerait une très grande force à ce message.» Une démarche qui ne devrait toutefois pas se faire sans consultation préalable, précise le luthérien.

La base, le vrai lieu de l’unité?

Mais pour les deux théologiens, plus important peut-être que le rôle du pape, est l’œcuménisme «d’action», celui qui va au-delà des déclarations en portant des fruits concrets. Tels que le récent voyage de trois responsables chrétiens au Soudan du Sud (pape François, Justin Welby [primat anglican] et Ian Greenshields [Église d’Écosse]), ou encore la visite commune du camp de réfugiés de Lesbos, en Grèce (pape François, Bartholomée Ier [patriarche œcuménique de Constantinople], Hiéronyme II [chef de l’Église orthodoxe grecque].

L’orthodoxe et le luthérien mettent également en avant toutes les belles collaborations quotidiennes entre les fidèles des diverses Églises de par le monde, qui contribuent à unir les chrétiens par leur foi et leur souci du prochain, au-delà de leurs différences. Et de se demander si ces espaces de rencontre ne sont pas finalement les vrais lieux de la communion. «L’Église ne vit pas au niveau de ses superstructures canoniques ou administratives, mais dans chaque communauté qui célèbre l’Eucharistie», remarque ainsi Noël Ruffieux. (cath.ch/rz)

Le pape, à nouveau «Patriarche d’Occident»
Dans l’Annuaire pontifical du 9 avril 2024, la page contenant les titres attribués au pape François, évêque de Rome, comprenait à nouveau celui de ‘Patriarche d’Occident’. Une définition disparue depuis 2006, à la demande de Benoît XVI. Pour le pape allemand, ce titre peu clair était devenu obsolète dans l’évolution de l’histoire. Le titre de ‘Patriarche d’Occident’ rappelle l’expérience du premier millénaire chrétien, lorsque les cinq sièges de l’ancienne chrétienté (Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem) coexistaient en se référant tous à l’unique Tradition apostolique.
Pour les vaticanistes, la décision de François a pu être liée à un souci œcuménique qui le pousserait à regarder vers les premiers siècles du christianisme, lorsqu’il n’y avait pas de divisions entre les Églises. MP

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/le-pape-souverain-ou-animateur-de-la-chretiente-2-2/