Par Luc Balbont, pour Cath.ch
La genèse de Qannoubine est confuse, faite d’incertitudes et de contradictions. Ainsi, personne ne peut dire avec exactitude quand fut fondé le monastère et par qui. Tout n’est que suppositions. Une note retrouvée dans les annales d’un patriarche maronite précise pourtant, que sa première trace remonterait à l’an 375*, et que le fondateur fut l’empereur Théodose le Grand. Plus prudents, beaucoup d’historiens préfèrent situer sa naissance dans une marge plus floue: fin du IVème siècle, début du Vème.
Les 1500 ans d’histoire du monastère Notre-Dame de Qannoubine ne sont certes pas à négliger, ne serait-ce que pour repérer les moments clés de son évolution. Et certifier que malgré ce flottement chronologique du début, Qannoubine reste la première communauté structurée de la Vallée de la Qadicha et du Liban (lire l’encadré ci-dessous).
Le récit du parcours des trois religieuses antonines qui le veillent aujourd’hui démontre par contre que Qannoubine ne se résume pas seulement à des pierres, à des dates et à un enchainement d’évènements passés, mais qu’il constitue un esprit vivant, perpétuellement présent, neuf comme au premier jour.
Alors que beaucoup de grandes puissances et de villes symboles ne sont plus, que des ruines, visitées au mieux par des groupes de touristes, Qannoubine, lui, est éternel. Il respire, il inspire, il questionne. Et la présence de ces «trois gardiennes», qui ne sont pas seulement des guides férues d’histoire, symbolise parfaitement son esprit de bienveillance éternel. Pour ces religieuse antonines, les fresques murales de l’Eglise, les portraits des patriarches, la momie de l’un d’eux qui repose dans une petite pièce à part, l’agencement de chaque espace, de chaque fresque, ne sont pas réduites à de simples objets, à des peintures à admirer ou à des mots dans des livres. Ils ont une âme, liée à la foi des trois occupantes qui veillent en permanence sur ce patrimoine d’une richesse exceptionnelle. «Tout ici est soudé à des émotions ressenties dans un environnement de sérénité et de recueillement qui incite à la contemplation, à la réflexion, à la communion, à la prière», explique Sœur Jeannette Fenianos, 56 ans, Supérieure de la communauté, une Libanaise née à Ehden, qui a vécu vingt-cinq ans à Chypre.
Les croyants, les pèlerins qui viennent séjourner pour des retraites spirituelles, et les non croyants émus par les beautés environnantes: la lumière, les montagnes, la nature et ce silence qui poussent à s’exposer, à déposer un fardeau trop lourd, et à s’interroger sur le sens de sa propre vie comme jamais. «Ici, confie Sœur Jeannette, nous recevons tout le monde, croyants ou non, chrétiens ou non, comme ces religieux musulmans qui viennent discrètement à Qannoubine pour se ressourcer, ou ces musulmanes aperçues il y a peu encore, qui prient régulièrement Notre-Dame de Qannoubine. Il n’y a pas de barrière. Notre but premier est de maintenir une empreinte d’amour et de paix telle qu’elle a été vécue par les ermites dans l’histoire du monastère, et plus largement dans l’esprit de la Vallée sainte de la Qadicha.»
Les trois religieuses répondent sans aucuns tabous à toutes les questions sur leur foi, leur vie de recluses durant l’hiver, leur organisation, leur joie. Pour elles l’humain est sacré. Il passe avant toute chose. Les sœurs ne fuient pas le monde, elles le reçoivent sans le juger, comme l’exprime si bien Sœur Dominique Halaby, 87 ans, dont plus de 60 ans passés chez les antonines, et qui n’a jamais regretté son choix.
Entre mai et août, chaque jour, des dizaines de personne passent au monastère. Et Mère Dominique avoue son bonheur sans retenue: «Je suis heureuse ici. Qannoubine me donne la force d’aimer, de comprendre le monde, de supporter la tristesse, de dépasser mes doutes. Sans la compassion et la tendresse, il n’y a pas de vie possible. J’ai vécu en France, en Amérique, au Liban. J’ai aimé les élèves des écoles où j’ai enseigné les mathématiques, j’ai étudié chez les dominicains, à l’École biblique de Jérusalem, et à Paris au Centre Sèvre chez les Jésuites, mais Qannoubine c’est l’apogée. Il résume à lui tout seul, tout l’amour que j’éprouve pour l’humanité.»
Aucun regret pour Sœur Dominique. Et pour l’enfant qu’elle n’a jamais eu, elle emprunte au grand écrivain libanais Khalil Gibran, né à Bcharré, à quelques kilomètres de là. «Je me sens mère de tous les enfants que j’approche. Ceux à qui j’ai enseigné, et ceux qui viennent l’été visiter le monastère avec leurs parents.»
Sœur Marie-Albert Ibrahim, 82 ans, ancienne élève de l’école des beaux-arts, met son talent de créatrice et la force de sa foi au service de sa mission. Elle a enseigné les arts plastiques dans des établissements scolaires. Auteure de magnifiques tableaux à thème religieux, elle est intarissable sur l’histoire de l’art, et sur les conférences du Père Youakim Moubarak. C’est d’ailleurs le Père Moubarak (1924-1995), un des grands théologiens libanais, qui a eu l’idée de restaurer le monastère à partir des années 1990, avec l’accord du patriarche de l’époque, et qui a demandé qu’une communauté d’antonines demeure en permanence au couvent dès 1992, d’abord pour quelques mois, puis à partir de 2018, pour toute l’année, sous la responsabilité de Sœur Jeannette.
Entre octobre et mai, excepté à Noël pour fêter la naissance du Christ, les sœurs vivent isolées. Les hivers sont rudes dans la Qadicha, et les nuits sont longues et froides. Les trois religieuses travaillent à l’entretien du monastère et se consacrent à la prière. «Trois heures le matin, et quatre heures l’après-midi, confie Sœur Jeannette. On médite, on s’imprègne de la parole de Dieu, pour la mettre en pratique et la transmettre quand l’été vient.»
Beaucoup passent quelques heures à l’ermitage, alors que d’autres restent plusieurs jours pour faire des retraites. «Nous disposons de neuf chambres pour les héberger. Nous nous rendons disponibles pour répondre à toutes les questions. C’est un va et vient continuel. Le week-end, le nombre de visiteurs peut monter jusqu’à plus de 300 personnes, des pullmans (des autocars) s’arrêtent au début de la vallée, et les gens marchent plusieurs heures sur des chemins caillouteux pour parvenir chez nous.»
Pour résumer l’esprit de Qannoubine, Sœur Dominique, élue Mère générale des antonines de 1989 à 1995, utilise la métaphore de la Croix: se rapprocher de Dieu, tout en restant proche des gens. «Après plus de 60 ans de service, j’ai ressenti le besoin de vivre à la verticale, comme les montagnes qui nous entourent, dit-elle, sans pour autant négliger l’horizontal que je retrouve dans les rencontres et dans les échanges, que j’ai ici avec les Pèlerins. Si nous sommes sensibles à leurs récits, à leurs peines, à leurs demandes, la verticale reste notre finalité suprême.»… Une finalité et un espace de paix entre une Syrie en guerre et un Liban menacé. (cath.ch/lbo/bh)
*In Tarikh al azminah ou l’histoire du temps, traduit par le mot «Annales», œuvre du Patriarche maronite Etienne Douayhi (1630-1704).
Qannoubine, une histoire mouvementée
Entre la fin du IVème siècle et le début Vème, Qannoubine n’est qu’un ensemble de grottes, où des ermites, ivres de Dieu, vivent probablement sous la surveillance d’un responsable, partagés entre travail et prière. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’un bâtiment sera construit: un monastère où résidèrent entre 1440 et 1823, 24 patriarches de l’Eglise maronite.
L’histoire de Qannoubine est une épopée digne des grands récits littéraires. On raconte ainsi que le mamelouk Barquq, chassé de son trône, y aurait trouvé refuge, caché par des moines. Légende ou non, l’anecdote est un exemple de fraternité islamo-chrétienne, dont on pourrait s’inspirer aujourd’hui.
C’est aussi à Qannoubine que le patriarche Yohanna al Jagi se réfugia pour échapper au massacre commandité en 1440 par les soldats du naïb de Tripoli, et que le monastère fut mis à sac en 1726 par les Ottomans, furieux de ne pas avoir capturé le patriarche Jacques Awad. Mamelouks et Ottomans en recherche de fonds taxèrent durement le monastère. C’est à travers ces multiples épreuves qu’un esprit d’humilité, de courage, d’austérité, ainsi qu’un un sens de l’effort permanent s’est forgé à Qannoubine.
Comparé à l’actuel Patriarcat, la modestie du logis patriarcal (voir photo) donne une idée de ce qu’était la vie de la communauté maronite à l’époque: un quotidien dépouillé, partagé entre le travail, l’étude et la prière.
Abandonné durant 200 ans, après le départ du dernier patriarche maronite, sauf pour quelques cérémonies ponctuelles, le monastère ne fut réinvesti – à la demande du théologien libanais Youhakim Moubarak par une communauté de sœurs Antonines – qu’en 1992, d’abord temporairement, puis avec l’arrivée de Sœur Jeannette en 2019, durant toute l’année. LB
Pour tout renseignements sur les pèlerinages: fenianosjeanne1@gmail.com
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