Chez Eugenio Pacelli, l’anticommunisme est quasi obsessionnel, constate Philippe Chenaux. L’ancien professeur de l’Université du Latran et auteur d’une biographie de référence sur Pie XII a présenté sa thèse lors du colloque «Acteurs et vecteurs de l’anticommunisme catholique: tensions et paradoxes», tenu à l’Université de Fribourg, les 10 et 11 juin 2024.
Si l’opposition de Pie XII au communisme est évidemment intellectuelle et spirituelle, elle est aussi ancrée dans sa vie personnelle. Le 30 avril 1919, alors nonce à Munich, Eugenio Pacelli se voit braquer un revolver sur la tempe, lorsque des troupes marxistes spartakistes prennent d’assaut la nonciature apostolique, rappelle Philippe Chenaux. La révolution communiste échouera mais marquera profondément le diplomate.
Aux yeux du futur pape, le communisme est l’idéologie sociale la plus dangereuse de l’époque moderne. Elle est une hérésie au sens d’une perversion de l’espérance chrétienne de salut en une doctrine matérialiste athée. Elle s’oppose au christianisme comme une religion de substitution.
Pie XII se défend de faire de la politique, comme il l’expliquera au philosophe français Jacques Maritain: «Je n’ai fait qu’accomplir mon devoir de défendre la civilisation dont le respect de la personne humaine est l’élément essentiel.»
A priori, l’anticommunisme du pape n’est pas anti-soviétique, ni antirusse. Il n’est pas non plus la défense du capitalisme. Dans les années 1930, si le communisme est l’ennemi no 1, il n’est pas le seul. Le second est le nazisme que le pape Pie XI dénonce dans l’encyclique «Mit brennender Sorge».
Lorsque Eugenio Pacelli est élu pape sous le nom de Pie XII, le 2 mars 1939, il est l’héritier direct de son prédécesseur. Son tempérament de diplomate lui fait d’abord rechercher l’apaisement, mais cette stratégie est vouée à l’échec. Il tentera en vain d’empêcher la guerre. Sa fameuse formule: «Rien n’est perdu avec la paix. Tout peut l’être avec la guerre», prononcée dans un radio message du 24 août 1939 (reprise régulièrement par ses successeurs) tombe à plat.
Avec le déclenchement de la guerre, le pape fait le choix de l’impartialité. Tout en appelant à la compassion pour les victimes, il ne condamne pas formellement l’invasion de la Pologne. C’est là probablement son premier ‘silence’, commente Philippe Chenaux. Ce choix ne signifie pas pour autant une neutralité morale. Il dénonce les conceptions totalitaires et appelle au respect des peuples et des traités internationaux.
Après la victoire allemande en France au printemps 1940, et l’alliance de l’Italie avec l’Allemagne nazie, on comprend à Rome que l’heure de la diplomatie est révolue. La plupart des évêques français sont légitimistes et penchent pour l’ordre nouveau incarné par le maréchal Pétain. Mais Pie XII maintient sa ligne impartiale. Il refuse de se rallier à la croisade contre la Russie bolchevique. La croix gammée n’est pas celle de la croisade anticommuniste, explique Philippe Chenaux.
Alors que les milieux catholiques américains exigent la fin du soutien des États-Unis à l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie, le Saint-Siège rappelle qu’il condamne le communisme mais pas le peuple russe qui a le droit de se défendre.
Dans la dernière période de la guerre, le principe d’une reddition sans condition de l’Allemagne nazie s’impose. Au Saint-Siège on ne voit pas cela d’un bon œil, car on risque ainsi de favoriser l’Armée rouge en Europe de l’Est. Mais encore une fois, Pie XII refuse toute déclaration publique intempestive.
Après le débarquement allié en Sicile, Pie XII rappelle que la vraie force veut la paix, mais, au témoignage du général de Gaulle il garde le souci constant de freiner l’expansion du communisme en Pologne et en Europe centrale. Après la guerre, Pie XII encouragera la création d’une Europe unie sur les bases chrétiennes, relève Philippe Chenaux.
A partir de la Guerre froide, entre l’Occident et le bloc communiste, Le Saint-Siège se trouve dans une impossible neutralité et l’alliance américaine est incontournable. «C’est sur la politique des États-Unis que repose l’issue du monde libre», écrit Pie XII en 1947 au président Truman. En 1948, il donne une caution morale à l’adhésion de l’Italie au pacte Atlantique. En 1949, la persécution religieuse avec en particulier l’arrestation et la condamnation en Hongrie du cardinal József Mindszenty, renforce l’intensité de l’anticommunisme.
Le 1er juillet 1949, par un décret du Saint Office, le Vatican fait interdiction aux catholiques d’adhérer au parti communiste ou de collaborer avec lui sous peine d’excommunication. »En fait même si ce décret est de portée générale, il concerne surtout l’Italie», commente Philippe Chenaux. Face au développement du parti communiste dans le pays, l’attitude des évêques n’est pas uniforme et ils demandent conseil au pape.
La réponse sera typiquement ‘pacellienne’: fermeté sur le fond, mais prudence dans la forme et souplesse d’application. Comme près de 30% de la population italienne vote communiste, il est évidemment impossible de les excommunier. Seuls seront frappés ceux qui propagent l’idéologie communiste en toute connaissance de cause et en toute conscience. C’est exactement l’époque de Don Camillo et Peppone. D’ailleurs le décret est plutôt bien accueilli comme un acte de défense contre le grand péril de l’athéisme moscovite.
En 1952, Pie XII lance une nouvelle offensive publique avec une Lettre apostolique aux peuples de Russie. Traduite en plusieurs langues et largement diffusée, elle loue la piété ardente et sincère du peuple russe contre des dirigeants athées et violents. Elle rappelle le droit à la liberté religieuse comme condition de la paix et consacre la Russie au Cœur immaculé de Marie. Pour Philippe Chenaux, cette lettre entend montrer que le Vatican n’est désormais plus à la remorque des Américains et entend agir pour la paix à sa manière. Les Soviétiques opposent une fin de non recevoir accusant Pie XII d’hypocrisie et d’être le valet de l’impérialisme américain.
La mort de Staline en 1953 change un peu la donne et l’URSS envisage à nouveau de dialoguer avec Rome.
En octobre 1956, la population hongroise se soulève contre le régime. Le cardinal Mindszenty est libéré mais doit bientôt se réfugier à l’ambassade américaine lorsque les troupes soviétiques envahissent le pays. Il y séjournera durant quinze ans. Pour Pie XII c’est un nouveau dilemme. Il est partagé entre son anticommunisme et sa préférence de diplomate pour le dialogue au lieu de l’affrontement. A Noël 1956, son radio-message dénonce le but et les méthodes du communisme comparant les persécutions à celles de l’époque romaine, mais il ne coupe cependant pas les ponts.
Après la mort de Pie XII en 1958, son successeur Jean XXIII adoptera une politique de dialogue plus ouverte qui conduira à l’Ostpolitik mené par le cardinal Casaroli sous Paul VI. (cath.ch/mp)
* Professeur émérite d’histoire de l’Eglise moderne et contemporaine à l’Université pontificale du Latran à Rome, Philippe Chenaux, natif de Fribourg, est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire du catholicisme au 20e siècle.
Maurice Page
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