Jean-Claude Gerez, pour cath.ch
Comme chaque jour vers 11h du matin, c’est l’effervescence dans la cuisine qui jouxte la paroisse du Cristo Obrero dans le quartier populaire Mugica de Retiro, dans le centre de Buenos Aires. Une demi-douzaine de femmes, toutes bénévoles, s’affairent autour des fourneaux et de la grande table qui trône au sein de la pièce. «Aujourd’hui, c’est riz avec du poulet et des légumes, précise Miriam Lara, une maman de cinq enfants. Il y a de quoi servir 150 rations. Pas une de plus».
Depuis l’ouverture fin 2020 – durant la pandémie de Covid-19 – de cette cantine populaire, le rituel est immuable. «À partir de 11h30, les personnes qui sont enregistrées sur notre liste nous font passer leur tupperware, poursuit Miriam Lara. Il y a beaucoup de demandes, mais malheureusement, on ne peut pas accueillir tout le monde, parce qu’on reçoit de moins en moins d’aliments du gouvernement. Résultat, on a juste de quoi cuisiner pour des familles avec enfants et quelques personnes en grande difficulté. C’est triste car depuis le début de l’année, beaucoup de gens ont perdu leur travail et la situation est très difficile parce que tout augmente».
Dans la file d’attente qui a commencé à se former à l’extérieur, Diego, la trentaine confirme que les temps sont durs. «Moi ça va, mais je ne peux pas laisser mes enfants sans manger. Je viens ici pour chercher la nourriture pour eux et puis après je prends ma carriole et je vais ramasser des déchets recyclables dans la rue. Cette nourriture, je la garde pour eux et le soir, avec ce que j’ai gagné, on cuisine pour toute la famille. Cette cantine populaire est essentielle parce que si elle n’existait pas je n’aurais pas de solution. Ou bien, il faudrait que mes enfants attendent le soir pour manger». Ramon, 56 ans, n’a, lui non plus, pas le choix. «Je n’ai pas de travail, j’ai faim. C’est à cause de ces difficultés que nous sommes tous ici à demander de la nourriture. Vraiment, si j’avais du travail, je ne serais pas là.»
«Moi ça va, mais je ne peux pas laisser mes enfants sans manger.»
Diego
Javier Milei a été élu à la tête de l’Argentine le 19 novembre 2023 avec plus de 55% des suffrages. Cet économiste de 53 ans, se présentant comme un «anarcho-capitaliste», a martelé durant toute la campagne électorale que l’État ne doit pas intervenir dans la vie économique du pays. Joignant le geste à la parole, il a harangué les foules une tronçonneuse à la main, en prônant le redressement de l’économie via des coupes drastiques dans le budget de l’État. Il a aussi dénoncé la «caste» des nantis composée de politiques et de fonctionnaires qui profiteraient, selon lui, de l’État au détriment d’une partie de la population vivant dans l’incertitude économique et faisant face depuis des années à une hyper inflation, qui a atteint 211% en 2023. Face à cette situation, Milei prétend qu’il n’y a qu’une seule solution: «Il faut tout casser et recommencer».
Et cette casse a commencé tout de suite après l’intronisation du nouveau président. Dévaluation du peso, suppression des aides de l’État aux cantines populaires, licenciement de milliers de fonctionnaires, libération du prix des aliments, des loyers, de l’énergie et des transports… Résultat, des milliers de personnes ont plongé dans une pauvreté encore plus importante. Selon les chiffres de l’Université catholique d’Argentine, 57% des 47 millions d’habitants vivent sous le seuil de pauvreté. À ce chiffre – le plus élevé depuis vingt ans – il faut ajouter 3,5 millions de personnes en situation de pauvreté extrême.
Le Père Agustin Lopez Solari, curé de la Villa 31, située dans le quartier populaire Mugica de Retiro, où vivent plus de 60’000 habitants, constate chaque jour l’ampleur des dégâts. «Les gens qui vivent ici depuis longtemps disent que ce n’est pas encore comparable avec la grande crise de 2001. Mais on sent qu’il y a quand même une crise. Ça se ressent par exemple à travers l’alimentation. C’est même surprenant de voir comment, en un mois, en février, lorsque les cantines populaires ont rouvert après les vacances d’été, les files se sont allongées!» Symbole de cette jeune génération de prêtres nombreux en Argentine, inspirés par le pape François et son souhait de voir une Église hors des murs, le Père Agustin remarque que les demandes d’aides sont croissantes depuis six mois.
Alors, face à la crise, l’Église catholique tente d’apporter une aide matérielle. Mais pas seulement. «À l’image des curés des quartiers populaires des générations avant la mienne, nous essayons d’être la voix des habitants, de les orienter vers les services où ils doivent revendiquer leurs droits. Très souvent, les habitants eux-mêmes signalent une situation d’injustice pour laquelle il faut intervenir». Un travail social sans la collaboration des nombreuses églises Évangéliques du quartier. «Nous n’entretenons aucune relation avec elles. Je sais où se trouvent les temples, je connais l’un des pasteurs. Mais il n’y a ni collaboration, ni dialogue institutionnel. Les évangéliques sont vraiment exclusivement tournés vers le religieux et le culte dominical».
Au-delà des actions concrètes menées sur le terrain, l’Église catholique s’efforce de sensibiliser les autorités sur une pauvreté profondément ancrée dans la société argentine depuis des décennies. «La classe moyenne et la classe basse sont les plus impactées par la crise économique, notamment parce qu’elles ne bénéficient pas ou peu d’aides financières comme les allocations familiales ou la carte alimentaire, explique Mgr Gustavo Carrara, Évêque auxiliaire de Buenos Aires et Vicaire général de l’archevêché de Buenos Aires. Mais la pauvreté ne se limite pas au pouvoir d’achat. Par exemple, des familles vivent sans eau potable, sans égout et sans école à proximité, dans des quartiers défavorisés dominés par le narcotrafic».
D’où l’importance pour l’Église, dans ce nouveau contexte politique, de lutter pour l’adoption ou le maintien de politiques publiques orientées vers les plus démunis. «L’une des premières choses à faire a trait, disons, à l’art de la politique, qui est la recherche du bien commun, assure Mgr Gustavo Carrara. Il s’agit de persuader, arguments à l’appui, de l’intérêt de continuer ou pas telle ou telle politique publique». Une mission plutôt ardue.
«Des discussions et des échanges d’opinions sont en cours avec les autorités actuelles, indique le prélat. Ce n’est pas simple. Mais il ne faut pas perdre l’espérance», indispensable pour aider les plus pauvres, dont le nombre a augmenté de 11% depuis l’arrivée de Javier Milei au pouvoir. (cath.ch/jcg/bh)
Rédaction
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