Traitement des abus en Église: l’échelon national s’impose  

«Nous n’avançons pas aussi vite que cela est nécessaire, mais nous sommes convaincus que nous devons procéder au niveau national», a déclaré à Zurich Mgr Joseph Bonnemain, responsable de la question des abus au sein de la CES, le 27 mai 2024. Il présentait à la presse l’état d’avancement de la mise en œuvre des mesures de lutte contre les abus dans l’Église et leur dissimulation.

Pour être efficace, la question des abus dans l’Église doit absolument être gérée au niveau national, ce qui pose la question des ressources humaines et financières à disposition ou à développer. Elle ne peut non plus se passer d’experts extérieurs. Tel a été le leitmotiv des représentants des trois organisations nationales d’Église impliquées dans la mise en œuvre de mesures contre les abus, lors de la conférence de presse du jour.

Il y avait là Mgr Joseph Bonnemain, évêque de Coire, pour la Conférence des évêques suisses, le Père Abbé Peter von Sury, délégué de la Conférence des Unions des ordres et des autres communautés de vie consacrée en Suisse (KOVOS), Roland Loos, président de la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ), et Stefan Loppacher, responsable du Bureau de la commission d’experts «Abus sexuels dans le contexte ecclésial» de la CES. Était également présente Vreni Peterer, présidente de la communauté d’intérêt pour les personnes victimes d’abus dans le contexte ecclésial (IG MikU). Le représentant de la SAPEC, par contre, a assisté en ligne à la présentation.

Les aléas du fédéralisme

«Je comprends que les différents évêques de Suisse et différentes organisations ou communautés religieuses essayent de mettre en place des structures pour gérer au mieux, la question des abus, mais il est essentiel de passer au plus vite au niveau national, dans le respect du principe de subsidiarité», a insisté Mgr Joseph Bonnemain.

Roland Loos et Mgr Joseph Bonnemain | © Lucienne Bittar

La diversité des langues, des cultures, des capacités financières et des structures ecclésiales ne facilite pas cette tâche. Certes «le fédéralisme n’est pas très agile, la prise de décision prend plus de temps, mais l’avantage c’est que les décisions sont prises en amont», a souligné Stefan Loppacher. Il a aussi rappelé que l’Église suisse ne part pas de rien, que des diocèses ont déjà pris des mesures de prévention ou d’accompagnement des victimes et qu’il s’agit de faire évoluer celles-ci.

La concertation des trois organisations ecclésiales dans ce travail de longue haleine est la preuve qu’une gestion au niveau national est possible. Comme l’a exprimé Roland Loos, elle reste un grand défi car elle implique des changements profonds dans toutes les régions et cantons qui jouissent d’une grande autonomie. Il va falloir de beaucoup de talent de persuasion encore pour convaincre chacun du bienfait du transfert d’une partie de ses prérogatives au niveau national .

Les victimes, toujours au centre de la démarche

Vreni Peterer | © Lucienne Bittar

Cela commence par le rappel constant du sens de ce travail; la question clé est et reste: «Comment aider au mieux les victimes?» Pour Vreni Peterer, présidente de la communauté d’intérêt pour les personnes victimes d’abus dans le contexte ecclésial (IG MikU), la lenteur de ce processus de centralisation, même si elle est compréhensible, est inquiétante. «Pour les personnes concernées, cela ne va jamais assez vite, a-t-elle rappelé. Ce qui me manque dans ce rapport intermédiaire, c’est l’encadrement des personnes concernées qui signalent leur cas aujourd’hui.»

Casser les rapports de pouvoir

Un autre point essentiel a été présenté pour soutenir au mieux les victimes: la nécessité de casser les rapports de pouvoir qui peuvent se glisser entre les personnes concernées par des abus et ceux auprès de qui elles les dénoncent. Pour cela, il faut notamment dissocier les services de signalement des abus des services chargés d’accompagner les victimes.

«Pour les personnes concernées, cela ne va jamais assez vite»

Vreni Peterer

«Les liens entre les deux ont conduit à des expériences très variées et à des résultats mauvais», a rappelé Stefan Loppacher. «Quand une personne concernée a un entretien avec un évêque, il y a toujours au milieu la dimension ‘pouvoir’, a souligné Vreni Peterer. Parfois un évêque, à qui une personne est venue se confier, évoque d’emblée les lois. Mais la personne concernée ne peut pas entrer dans cette logique d’un coup. Il est nécessaire que les évêques soient prêts à accueillir les personnes concernées, à dialoguer avec elles, en attendant la mise en marche des nouvelles mesures et structures.»

L’appel à des experts extérieurs pour chacun des objectifs annoncés, et sur lequel les conférenciers ont insisté, suit cette même logique de séparation des pouvoirs. De même que la création d’un tribunal pénal et disciplinaire canonique, dont l’autorisation de Rome est en bonne voie.

Professionnaliser la prévention

En matière de prévention, la mise en place d’entretiens psychologiques menés dans le cadre de la formation des prêtres et d’autres travailleurs en Église est projetée, avec, là encore, l’appui d’un expert extérieur, en l’occurrence le professeur Jérôme Endrass, psychologue dans le canton de Zurich. «Cet instrument n’assurera pas 100% de réussite», a tenu toutefois à préciser Mgr Bonnemain. «On ne peut pas savoir comment la personne évoluera.» Des mécanismes de surveillance et de contrôle devront donc aussi être développés.

Les archives ne devront plus être détruites

La gestion des dossiers personnels devra aussi être professionnalisée. Tous les évêchés, ainsi que toutes les Églises cantonales (à l’exception d’une, non mentionnée) ont signé un engagement par lequel ils déclarent renoncer à détruire les documents en lien avec des cas d’abus ou documentant leur gestion, sauf disposition contraire de la Loi fédérale sur la protection des données.

le Père Abbé Peter von Sury | © Lucienne Bittar

Du côté des communautés religieuses, le recueil des signatures n’est en revanche pas encore acquis. Comme l’a expliqué à cath.ch le Père Abbé Peter von Sury, la demande a été envoyée par la KOVOS à 137 destinataires. Seuls 31 ont répondu pour l’instant, tous positivement. «La difficulté c’est qu’il y a beaucoup de communautés féminines en Suisse, notamment contemplatives, qui ne réunissent que deux ou trois sœurs âgées. Ce n’est pas un sujet qui les préoccupe. Ceux qui ont répondu sont donc surtout des communautés d’hommes, et en particulier celles qui détiennent des écoles. Reste que concernant les écoles, les archives sont parfois dispersées entre l’État et les communautés. Cela complique les investigations.»

Pour le Père Abbé, les communautés doivent encore travailler à un changement de mentalité en profondeur, pour mieux trier entre ce qui doit rester interne à la communauté et ce qui doit impérativement être exposé à l’extérieur.

Ce changement des mentalité a émergé grâce aux victimes elles-mêmes, qui ont eu le courage de s’annoncer, a affirmé durant la conférence de presse Peter von Sury. «J’encourage les personnes qui ne se sont pas encore manifestées à le faire. Leur témoignage permet de veiller à ce que l’Église se confronte à son histoire, en prenne la mesure, l’affronte, et empêche la reproduction de tels abus sexuels et spirituels. Si l’Église veut que la semence de l’Évangile tombe sur de bonnes terres fertiles, elle doit d’abord s’occuper de l’assainissement de ses terres. Sinon ses efforts resteront stériles.» (cath.ch/lb)

Roland Loos | © Lucienne Bittar

Roland Loos: «Nous aimerions amener le tribunal à un niveau national»

Vous avancez qu’un tribunal pénal et disciplinaire canonique amènerait une meilleure séparation des pouvoirs au sein de l’Église. Dans quel sens?
Aujourd’hui il n’y a pas vraiment de séparation de pouvoir dans l’Église. L’évêque et des gens directement nommés par lui forment les tribunaux diocésains ecclésiastiques. En cas d’abus, ceux qui décident se retrouvent parfois face à un bon copain, quelqu’un qu’ils ont ordonné, avec qui ils ont travaillé en paroisse… Nous aimerions amener le tribunal à un niveau national pour garantir une plus grande indépendance, pour éviter la partialité, les conflits de loyauté. Et éviter de mettre les gens, qu’ils soient juges ou jugés, dans des situations inconfortables, voire intenables. Une instance nationale pourra aborder toutes les questions qui se posent, par exemple à propos de la réintégration d’un prêtre en cas de prescription, de non-lieu, etc. avec plus de distance que les diocèses aujourd’hui.

La mise en œuvre des objectifs présentés aujourd’hui aura un coût financier important. Cela peut-il être un frein important à leur mise en œuvre.
En ce qui concerne le fonds d’indemnisation des victimes, son financement est assuré. Celui de l’étude principale sur les abus de l’Université de Zurich a déjà été voté et l’argent est à disposition. Pour le nouveau tribunal national, les mesures de signalement et d’écoute, et pour les examens psychologiques de ceux qui veulent travailler en Église, ce n’est pas encore complètement le cas. Un crédit a déjà été voté, avec une clé de répartition entre la CES, la RKZ et la KOMOS, mais c’est insuffisant. On aura besoin de plus d’argent et il faudra convaincre toutes les structures concernées.

Le fédéralisme suisse complique votre tâche, la culture du consensus la facile-t-elle?
La question des appréciations différentes entre régions linguistiques reste prégnante. Quand en Suisse romande on entend parler de structures nationales, de centralisation, on s’inquiète un peu (rire). Je pense que c’est important que certaines applications très pratiques des normes nationales diffèrent entre les régions linguistiques. Ne serait-ce que les assessments (évaluations psychologiques) des nouveaux engagés dans l’Église.

Un canton et de nombreuses communautés religieuses n’ont toujours pas signé l’engagement à ne plus détruire les documents en lien avec des abus. Peut-on se passer de certaines signatures?
L’objectif c’est qu’à terme tout le monde le signe. LB

Lucienne Bittar

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