Talitha Cooreman-Guittin, une théologie à l’écoute des «vulnérables»

Talitha Cooreman-Guittin a succédé à l’abbé François-Xavier Amherdt en tant que titulaire de la chaire de théologie pastorale de l’Université de Fribourg. Première femme laïque à occuper ce poste, la théologienne belge se situe dans le courant des «théologies du handicap» et souhaite contribuer à faire entendre «la voix des marginalisés».

Qu’est-ce qui vous a convaincue d’accepter ce poste à Fribourg?
Talitha Cooreman-Guittin: Tout d’abord, la Faculté de théologie de Fribourg est assez unique dans la francophonie. Notamment du fait qu’elle a un département de Théologie pratique qui réunit des disciplines aussi variées que la liturgie, la pastorale comparée, la pédagogie religieuse ou encore le droit canon. Tout cela en mode bilingue.

Un deuxième point, ce sont les personnes. Il y a à Fribourg une richesse que l’on ne retrouve pas forcément dans les facultés catholiques françaises. Tout cela offre un important potentiel d’échange et d’enrichissement mutuel.J’ai aussi l’impression, très stimulante, de marcher dans les pas de grands noms de la théologie pratique, qui sont passés par cette chaire, tels que Leo Karrer, Marc Donzé, ou François-Xavier Amherdt.

Le département de théologie pratique de l’Université de Fribourg comprend: l’Institut de sciences liturgiques, la Chaire de théologie pastorale, pédagogie religieuse et homilétique, la Chaire de droit canon, le Centre d’études pastorales comparées.

Votre prédécesseur a profondément marqué la chaire de théologie pastorale, qu’il a occupée pendant une vingtaine d’années. Dans quelle mesure votre orientation sera-t-elle différente de la sienne?
François-Xavier Amherdt était un «mille-pattes», un touche-à-tout, vraiment doué dans tout un tas de domaines. A Fribourg, il a fait un travail énorme, et je suis très honorée de prendre sa suite.

Ce qui change un peu la donne, c’est que je suis la première femme laïque à occuper ce poste. Je suis mariée, avec trois enfants, et cela me donne certainement une vision différente de la vie de celle que peut avoir un prêtre. Le focus que j’ai en tant que chercheuse sur la vulnérabilité donne en outre certainement une coloration particulière à mon enseignement.

Comment cela se manifeste-t-il dans vos cours?
Il s’agit de prendre en compte ce que ces personnes apportent à l’ensemble de l’édifice théologique, ce qui nous concerne tous, car le handicap n’est pas un «sujet niche».

«Je postule que la vulnérabilité est bonne, que Dieu crée par elle autant que par la force»

Il est très important d’écouter ces voix marginalisées, comme nous y invite le pape François à travers son magistère de la fragilité. L’expérience particulière de ces personnes dit quelque chose de Dieu qui n’est pas très présent dans le discours majoritaire. Et une part de ma recherche consiste à conscientiser les personnes sur ce fait.

Et que nous disent les voix marginalisées?
Elles nous incitent à déplacer le focus d’un Dieu qui ne serait que tout puissant vers un Dieu se révélant dans la faiblesse et la vulnérabilité. Quelque chose d’intrinsèque à notre nature humaine est présente dans notre vulnérabilité, qui n’est pas du tout une conséquence du péché originel, mais qui est là depuis le début.

Je postule que la vulnérabilité est bonne, que Dieu crée par elle autant que par la force. J’utilise souvent auprès des étudiants l’image d’Adam et Eve, qui sont majoritairement représentés comme deux humains conformes aux normes de beauté. Et je me demande pourquoi on ne les représente jamais comme deux personnes atteintes de trisomie.

«C’est le regard de personne valide sur les personnes vulnérables qui doit changer»

Comment avez-vous développé cette sensibilité particulière envers le handicap?
Après mes études de théologie à Strasbourg, j’ai commencé à travailler pour l’Eglise. Une de mes premières missions a été de donner des cours de religion dans un établissement pour des enfants en situation de handicap. Je ne connaissais rien à ce monde, et je me demandais pourquoi l’on m’envoyait dans un tel endroit alors que j’avais un baccalauréat canonique en poche. En arrivant, j’ai été accueillie par une jeune femme, Anaïs. Lorsque je lui ai dit que je venais parler de religion, elle m’a demandé: «Pourquoi Dieu m’a faite comme ça?».

Que lui avez-vous répondu?
Rien du tout. Je suis restée bouche-bée, je ne savais absolument pas quoi lui répondre, je n’avais jamais réfléchi à cela avant. Alors je suis allée chercher la réponse auprès d’un prêtre, qui m’a dit: «Il faut lui dire que ce n’est pas Dieu qui l’a faite comme ça». Mais j’ai estimé que ça ne pouvait pas être une réponse ajustée. Si ce n’est pas Dieu qui l’a faite comme ça, c’est qui? A partir de là a commencé une longue recherche, qui m’a amenée à faire un doctorat sur le sujet.

Et que diriez-vous maintenant à Anaïs?
Je lui dirais: «Aux yeux de Dieu tu n’es pas moins bien que les autres. C’est l’image que tu as de toi-même et que l’on te renvoie autour de toi qui te fait penser cela.» C’est le regard de personne valide sur elle qui doit changer. Et s’il change, cela changera également le regard qu’elle a d’elle-même. Elle sera ainsi confirmée dans sa dignité d’enfant de Dieu. Mais c’est tout un travail, et je ne suis pas sûre que la société veuille l’entendre.

«En tant qu’Eglise, l’on peut surtout montrer que les personnes vulnérables gardent tout leur intérêt»

Vous vous intéressez aussi aux malades d’Alzheimer…
Oui, c’est dans le prolongement logique de mes recherches. Anaïs m’avait aussi posé la question: «Pourquoi personne ne veut de nous comme amis?». En effet, les déficiences mentales sont souvent liées à des difficultés à former et à maintenir des amitiés. Et je me suis rendue compte au cours de mes recherches que la même chose se produisait avec les malades d’Alzheimer.

Une fois que la maladie est déclarée, les liens sociaux se dissolvent, en partie parce que les proches n’ont soudain plus le même contact avec la personne touchée et s’éloignent. Il en résulte une grande solitude et une souffrance aiguë pour ces personnes. Les malades d’Alzheimer sont en demande de lien. Mais c’est une demande qui est souvent bafouée. En tant qu’Eglise, mais aussi en tant que société, nous avons un grand travail à effectuer dans ce domaine.

Qu’est-ce que l’Eglise peut faire de plus?
Je suppose que l’on peut toujours en faire plus. Même s’il faut admettre que l’Eglise fait déjà beaucoup pour les personnes en situation de fragilité. Après, c’est souvent une question d’actualité et de moyens. Aujourd’hui, dans la pastorale, on a tendance à se focaliser sur les jeunes, il s’agit notamment de susciter des vocations. C’est bien sûr nécessaire et je ne suis pas contre cela, mais cela ne doit pas se faire au détriment de notre présence active auprès des aînés.

«On remarque dans la société une conscientisation au niveau du handicap»

Or, en tant qu’Eglise, l’on peut surtout montrer que ces personnes gardent tout leur intérêt, quel que soit leur état cognitif. Nous pouvons montrer que nous sommes capables de les accompagner et de rester présents auprès d’elles. Ce serait un signal très fort envoyé à la société, et peut-être que nos petits-enfants se demanderont: «Quelle est cette Eglise capable de faire cela?».

Quelle place la société donne-t-elle à la vulnérabilité?
Il y a des mouvements paradoxaux dans la société. On remarque une conscientisation au niveau du handicap, une prise de conscience que l’on ne peut pas continuer à marginaliser ces personnes. Cette idée est notamment de plus en plus articulée dans la culture. Les personnes en situation de handicap sont plus représentées, en particulier dans le cinéma. Je me réjouis qu’on accueille aussi plus souvent leur parole, ce ne sont pas toujours les valides qui doivent parler de ces choses-là.

«Ce n’est pas à la fin de sa vie qu’il faut commencer la réflexion sur la valeur d’une vie vulnérable»

Mais, dans le même temps, il y a cette conviction que si l’on n’est plus productif, on ne sert plus à rien et que l’on a plus de raison d’être. C’est l’une des composantes du débat sur la fin de vie. Et, au début de la vie, il faut aussi rappeler qu’en Suisse, entre 80% et 98% des femmes font le choix de l’avortement, si l’on détecte une trisomie (selon la Revue médicale suisse-2015).

En tant que société, nous n’avons pas réussi à faire comprendre que même quelqu’un qui coûte et ne rapporte rien financièrement parlant, n’est jamais incapable de donner, même si son don se situe à un tout autre niveau.

Une idée qu’il est important d’enseigner…
Absolument. Et ce n’est pas à la fin de sa vie qu’il faut commencer la réflexion sur la valeur d’une vie vulnérable. C’est une prise de conscience qui doit débuter dès la maternelle. Notre vulnérabilité commune devrait nous faire comprendre que la vie est toujours vécue en interdépendance, que personne ne peut s’en sortir seul. Et pour cela, je suis aussi contente d’avoir une chaire en pédagogie religieuse. (cath.ch/rz)

Talitha Cooreman-Guittin est née à Anvers, en Belgique, en 1971. Elle a étudié la théologie aux Universités de Strasbourg et de Louvain-la-neuve (Belgique). Depuis 2023, elle est professeure de Théologie pratique, titulaire de la Chaire Théologie pastorale, pédagogie religieuse et homilétique à l’Université de Fribourg. Elle est l’auteure des ouvrages Catéchèse et théologies du handicap – Ouvrir des chemins d’amitié au-delà des barrières de la déficience  (2020, PULouvain) et Alzheimer et amitié – cheminer ensemble dans l’Espérance. Regards chrétiens (2023, Academic Press) (source: Université de Fribourg)

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

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