«Les femmes peuvent faire beaucoup de choses mieux que les hommes», avait assuré le pape François en 2016, dans l’avion qui le ramenait de Suède. Il répondait à une question sur la possibilité pour les femmes de devenir prêtres dans l’Eglise catholique.
Tout en louant les capacités des femmes, François avait rappelé sa vision des choses, en invoquant les dimensions «pétrinienne» et «mariale» de l’Eglise. La première étant apostolique, dirigée par les évêques, et la seconde caractérisant «la dimension féminine» de l’institution. Selon cette conception, la dimension pétrinienne est centrée sur l’autorité et l’initiative, tandis que la dimension mariale est davantage liée à la réceptivité et à la fécondité.
«Il n’existe pas d’Eglise sans cette dimension féminine»
Pape François
Une dimension «mariale» que François ne considère pas comme «inférieure», bien au contraire. Sur le vol Stockholm-Rome, il s’est ainsi demandé «ce qui est plus important dans la théologie et la mystique de l’Eglise: les apôtres ou Marie, le jour de la Pentecôte?». «C’est Marie!», avait-il conclu. «Il n’existe pas d’Eglise sans cette dimension féminine, car elle est elle-même femme, mère et épouse», avait-il ajouté. «L’élément marial gouverne de façon cachée dans l’Eglise, comme la femme dans le foyer domestique», précise la bibliste Marinella Perroni dans le complément Femmes, Eglise, monde de l’Osservatore Romano (2022). Il s’agissait ainsi pour François de rappeler que cet ordre des choses «naturel» rendait inapproprié un accès des femmes au ministère ordonné.
Ce concept «bi-dimensionnel» a deux sources principales, note Natalia Imperatori-Lee dans le magazine jésuite étasunien America (2016). La notion d’Église en tant qu’épouse du Christ a bien sûr des racines dans les Ecritures, relève la professeure de Sciences religieuses au Manhattan College de New York.
Mais l’Eglise pétrinienne et mariale a été principalement conceptualisée par le théologien suisse Hans Urs von Balthasar, décédé en 1988. Sa vision a eu un succès considérable, notamment auprès des papes. Ainsi, Paul VI, Jean Paul II et Benoît XVI l’ont reprise, à l’appui de diverses thématiques. Et donc François à son tour, qui considère cette notion «comme un paradigme ecclésiologique utile, voire nécessaire», relève Marinella Perroni.
Que le prêtre lucernois soit une source d’inspiration de François est bien connu. Cela a été rappelé récemment, lorsque le pontife a émis le souhait que l’enfer soit vide, une idée mise en avant en particulier par von Balthasar.
La voix de Hans Urs von Balthasar murmure apparemment également à l’oreille du pontife sur la place des femmes dans l’Eglise. Un fait rappelé par Linda Pocher, l’une des principales «conseillères» de François sur la question. La religieuse espagnole a été invitée en décembre 2023 et février 2024 par le Conseil des cardinaux (C9) à faire entendre son avis sur l’accès des femmes au ministère. Elle est considérée comme l’une des toutes grandes spécialistes catholiques de la question. Elle a ainsi signé l’ouvrage Démasculiniser l’Église? Comparaisons critiques sur les «principes» de Hans Urs Von Balthasar (Editions Pauline, 2024).
«La première réunion a porté sur les réflexions de Hans Urs von Balthasar sur les principes marial et pétrinien et sur l’utilisation de cette pensée par le magistère», a-t-elle assuré dans une interview publiée le 2 avril 2024 dans America. «Notre intervention visait à mettre en évidence les points critiques de la pensée [de Balthasar] et à se demander si [les principes marial et pétrinien] sont vraiment aptes à accompagner la situation actuelle de l’Église, qui est très différente de celle d’il y a 50 ans [lorsque Balthasar écrivait]», révèle Linda Pocher.
«L’idée de Hans Urs von Balthasar de la place de la femme était subordonnée au principe de complémentarité»
«Le pape, comme il l’a lui-même écrit dans la préface du volume, a été surpris par nos critiques, poursuit-elle. Nous reprochons notamment à la pensée de Balthasar une idéalisation excessive des femmes et une division trop rigide des rôles.»
La parole du théologien suisse ne serait donc pas pour tout le monde «d’évangile». D’autres spécialistes ont émis des critiques face aux arguments «balthasaro-bergogliens». Dans une tribune du journal La Croix (2022), le théologien français Jean-François Chiron interroge «l’anthropologie culturellement marquée de Hans Urs von Balthasar». Il se demande si celle-ci «ne contamine pas la théologie?»
«Si, au nom d’un principe pétrinien par essence masculin, on doit exclure les femmes du ministère ordonné, on ne peut s’empêcher de se demander ce que les hommes ont à faire dans une Église gouvernée par le principe marial, par essence féminin: y ont-ils leur place?», questionne le théologien français.
Hans Urs von Balthasar n’était pas considéré comme un théologien conservateur. Tout en étant profondément enraciné dans la tradition catholique, il ne craignait pas de s’engager dans des questions théologiques modernes et délicates. En fait, son idée de la place de la femme était subordonnée au principe de complémentarité au sein de l’Église, au cœur de sa vision théologique. Celle-ci n’était certainement empreinte d’aucune misogynie. A l’instar du pape François, il tenait au contraire la «dimension féminine» de l’Eglise en très haute estime.
«François a du mal à se libérer de la vision patriarcale qui enferme masculin et féminin dans un schéma»
Marinella Perroni
Cette «idéalisation» apparaît tout de même suspecte chez certains observateurs contemporains, qui suggèrent une volonté sous-jacente de préserver ainsi l’ordre établi, en «amadouant» les femmes. Marinella Perroni stigmatise ce soupçon en affirmant: «(…) il est désormais parfaitement clair que les formes d’exaltation mystique du féminin sont directement proportionnelles au refus de la reconnaissance publique de l’autorité des femmes.»
Un autre problème marqué par Linda Pocher renvoie à la «rigidité» de la conception balthasarienne. Une critique déjà posée par d’autres spécialistes. Natalia Imperatori-Lee écrit notamment: «D’un point de vue sociopolitique, la complémentarité rigide prive les hommes et les femmes de leur pleine humanité. Supposer que les femmes compensent ce qui manque aux hommes, ou vice versa, réifie les stéréotypes de la masculinité et de la féminité en dictant les forces et les faiblesses relatives que les gens doivent avoir s’ils sont fidèles à leur genre.»
«On sait combien il ne va pas de soi, aujourd’hui, au moins en Occident, de qualifier l’homme et la femme, de les ‘essentialiser’»
Jean-François Chiron
Cette tendance à la «généralisation genrée» serait-elle une question d’époque? Des théologiennes et théologiens actuels considèrent que la vision doit évoluer en fonction des nouvelles conceptions sociales et des découvertes scientifiques. »On sait combien il ne va pas de soi, aujourd’hui, au moins en Occident, de qualifier l’homme et la femme, de les ‘essentialiser’», note Jean-François Chiron.
Pour Marinella Perroni, François «a du mal à se libérer de la vision patriarcale qui enferme masculin et féminin dans un schéma, qui devient d’autant plus dangereux quand on établit Pierre et Marie comme figures symboliques de référence et que l’on réserve à Pierre, c’est-à-dire aux hommes, le ministère de l’autorité et à Marie, c’est-à-dire aux femmes, le charisme de l’amour». «Les bipolarismes séduisent toujours parce qu’ils créent des illusions, poursuit la bibliste italienne. Ils font croire que les différences peuvent se résoudre par une formule et que l’on peut faire passer la complexité pour de la simplification.»
Perçue comme hypocrite, généralisante, dépassée… la vision «balthasaro-franciscaine» de la place des femmes est visiblement défiée dans le monde catholique. Dans le cours du Synode sur la synodalité et suite à ses multiples rencontres avec des personnes de sensibilités très diverses,le pape en est forcément conscient. Que l’on soit d’accord avec cette pensée ou non, force est de reconnaître que Jorge Bergoglio ne craint pas de prendre conseil de spécialistes qui peuvent, telles que Linda Pocher, en avoir une vision critique.
La religieuse a affirmé suite aux rencontres avec le C9 que le pape François était «très favorable» au diaconat féminin, tout en n’entrant pas en matière sur l’ordination sacerdotale.
Considérant l’ouverture d’esprit qui caractérise le pontife et son attachement à l’évolution de l’Eglise, il serait toutefois prématuré d’affirmer que sur la prêtrise, «la messe est dite». (cath.ch/arch/ag/rz)
Raphaël Zbinden
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