Annalena Müller, kath.ch / traduction adaptation Maurice Page
«Nous avons reçu le feu vert et pouvons nous mettre au travail», c’est ainsi que le président de la Conférence des évêques suisses, Mgr Felix Gmür, s’est exprimé en novembre 2023 auprès de kath.ch. Quelques jours plus tôt, Mgr Joseph Bonnemain et lui-même étaient rentrés de Rome. Les deux évêques y avaient fait une démarche auprès du pape François pour la mise en place d’un tribunal pénal canonique suisse.
Le 12 décembre 2023, les membres de la Conférence des évêques suisses (CES) ont rencontré les juges des officialités diocésaines de toute la Suisse, au Secrétariat général de la CES à Fribourg, pour une journée de réflexion sur la gestion canonique des accusations d’abus au sein de l’Église catholique en Suisse. Mais on sait peu de choses sur l’état actuel des travaux. La CES a promis une première communication en mai.
Le tribunal pénal ecclésiastique promis est probablement le principal casse-tête auquel l’Eglise en Suisse doit faire face. En Allemagne, des projets similaires n’avancent pas depuis des années et l’équivalent français ne fait pas figure de modèle.
En France, un Tribunal Pénal Canonique National (TPCN) de la Conférence des évêques existe depuis 2022. Sa création a été possible dans le cadre du droit canonique en vigueur (CIC). Le CIC (art. 1423) permet en effet aux évêques d’instituer un tribunal unique à la place des différents tribunaux diocésains. En conséquence, il ne va pas au-delà des structures connues.
Le TPCN connaît des limitations majeures: il ne peut traiter que les cas de prêtres à l’exclusion des évêques (qui sont jugés selon la procédure du motu proprio Vos estis lux mundi NDLR); il ne peut pas traiter non plus des abus sur mineurs (qui doivent être transmis à la section disciplinaire du Dicastère pour la doctrine de la foi à Rome NDLR). Le Vatican peut cependant choisir de renvoyer certains dossiers vers le TPCN. Ce dernier juge alors en totale autonomie, tant vis-à-vis des diocèses que du Saint-Siège, même si l’instance d’appel se tiendra à Rome.
Le président du TPCN est le président de la conférence épiscopale. Le TPCN compte un vicaire judiciaire (juge) et ses deux adjoints, un promoteur de justice (procureur) et ses deux adjoints et sept juges (assesseurs); il est composé de clercs mais également de cinq laïcs dont quatre femmes. Ses membres sont nommés par la Conférence des évêques.
Cette structure pose la question de l’indépendance du TPCN. Les conflits de loyauté connus, qui devraient être résolus par un détachement de la juridiction ecclésiastique de chaque diocèse à un niveau national, persistent au sein du tribunal français. Le problème structurel central de la juridiction interne de l’Eglise a ainsi été déplacé, mais pas résolu, estiment les observateurs.
Autre point non résolu: les victimes n’ont pas la possibilité de participer à la procédure, car la justice ecclésiale ne prévoit pas le statut de partie civile. Elles sont tributaires du fait que leur dossier soit correctement géré et pris en charge par les offices et les avocats de l’Eglise compétents.
L’abbé Nicolas Betticher, spécialiste du droit canonique, se réjouit du feu vert de Rome. Il estime cependant que le tribunal français est insuffisant. Pour créer un tribunal pénal efficace, les évêques d’ici devraient obtenir du pape «un droit particulier pour la Suisse. Pour cela, les responsables doivent élaborer un concept sur la manière dont le tribunal suisse doit être structuré et sur les compétences qu’il doit avoir».
Selon lui, le tribunal doit être indépendant des diocèses et avoir le pouvoir d’enquêter sur tous les cas, des abus à la dissimulation. Les laïcs, les prêtres et les évêques devraient en porter conjointement la responsabilité. Le fait que le droit canonique connaisse la levée de la prescription et puisse ainsi enquêter de nombreuses années après un acte est en outre important.
Nicolas Betticher est convaincu que la mise en place d’un tribunal pénal ecclésiastique professionnel est possible. Selon lui, il est important que le tribunal soit soumis à Rome et non à la Conférence des évêques suisses. La nomination des juges et des avocats devrait également avoir lieu à Rome, sur la base d’une liste de candidats établie par la CES, la Conférence centrale (RKZ) et l’Union des supérieurs religieux (KOVOS). L’indépendance serait ainsi garantie.
En outre, il faudrait s’assurer qu’il y ait une répartition des tâches analogue à celle de la justice pénale séculière. Autrement dit, que les juges, le ministère public chargé de l’enquête et la défense soient séparés.
Brigitte Tag, professeur de droit à l’Université de Zurich et l’une des deux spécialistes qui ont soutenu Mgr Bonnemain, estime que la régionalisation de la justice ecclésiastique est une voie judicieuse. Le nombre de cas relevant de la compétence de Rome représente à lui seul un grand défi pour le dicastère compétent qui n’est pas suffisamment doté en personnel. La régionalisation permettrait d’alléger la charge de travail, a déclaré Tag à kath.ch. Un autre avantage de la décentralisation serait la connaissance du contexte et des structures régionales.
Comme pour le bureau national d’annonce, l’Eglise suisse ne devrait pas non plus réinventer complètement la roue pour le tribunal ecclésiastique, mais pourrait s’orienter sur des structures déjà existantes.
On peut douter que le pape François ou son successeur accepte d’accorder un droit particulier pour l’Eglise en Suisse. Dans ce cas, d’autres pays ne tarderaient pas à frapper à la porte et à exiger la même chose. Notamment les Allemands qui travaillent depuis des années sur un tribunal pénal indépendant alors que le Vatican fait la sourde oreille. (cath.ch/kath.ch/mp)
Maurice Page
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