Ha Vinh Tho a récemment publié l’ouvrage Le Bonheur National Brut. Transformation intérieure et renouveau sociétal, aux éditions Jouvence Société. Cet ancien chef de la formation au CICR y rappelle les idées façonnées durant toute une vie au service du développement humain. Un sujet qu’il a notamment pu explorer en étant pendant sept ans directeur des programmes du Centre du BNB, au Bhoutan. cath.ch l’a rencontré dans le cadre de la Campagne œcuménique de Carême 2024, consacré à la sobriété, de laquelle il est l’un des hôtes d’honneur.
Comment vous êtes-vous retrouvé à diriger le programme national bhoutanais du BNB?
Ha Vinh Tho: J’ai travaillé pendant longtemps dans l’aide humanitaire, notamment en tant que directeur de la formation au CICR. Je me suis rendu dans de nombreuses zones de guerre. A un certain moment, j’ai réalisé que ce qu’on faisait était très bien et nécessaire, mais que l’on ne traitait pas les causes structurelles qui génèrent les conflits. Parmi celles-ci, un système économique très inégalitaire et destructeur, à la fois pour les personnes et pour la planète.
En 2011, le gouvernement du Bhoutan a fait un appel d’offre pour opérationnaliser son programme national du BNB, imaginé dès 1972, sous l’égide de l’ONU. J’ai postulé et j’ai été pris. Je suis resté sept ans à Thimphu, la capitale, pour mettre en oeuvre ce projet.
Qu’est-ce que le BNB, exactement?
Il s’agit d’un instrument de mesure qui se base sur un paradigme différent de celui du modèle de développement occidental, basé sur la seule croissance matérielle. Il va au-delà de l’idée selon laquelle plus je consomme, plus je suis heureux. Le BNB prend en compte le bien-être humain dans ses diverses dimensions, en se basant sur trois axes, qui sont l’harmonie avec soi-même, l’harmonie avec les autres, et l’harmonie avec son environnement, avec la planète. Nous avons déterminé neuf paramètres fondamentaux: le bien-être psychologique, la santé, l’utilisation du temps, l’éducation, la diversité culturelle, la bonne gouvernance, la vitalité de la communauté, la diversité écologique, ainsi que le niveau de vie.
N’y a-t-il pas pourtant une corrélation évidente entre le bien-être et le niveau de vie?
Pas forcément. Les indices communs de pauvreté ne font que calculer le revenu des personnes. Moins cette personne gagne de dollars par jour, plus elle est considérée comme «pauvre». De ce point de vue, les paysans bhoutanais sont considérés comme plus pauvres que certains habitants de bidonvilles autour de grandes métropoles. Mais il est évident que le bien-être d’un agriculteur de l’Himalaya qui vit dans une nature préservée et saine, au sein d’une communauté solidaire, est supérieur à celui de l’habitant d’un ‘slum’, qui vit dans un environnement dégradé, avec un statut social précaire et peut-être au contact de la criminalité.
La «sobriété» est le mot-clé de la Campagne de Carême cette année. Comment cette notion s’intègre-t-elle dans le BNB?
Nous avons introduit le concept de «seuil de suffisance». Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de se priver de quelque chose. L’idée est de trouver un équilibre satisfaisant pour la personne entre les neuf domaines que j’ai mentionnés auparavant. Le but est de sortir de la mentalité du «plus c’est toujours mieux». Ainsi, l’on peut choisir par exemple, pour gagner en qualité de vie, de travailler moins et d’avoir moins de revenu pour consacrer plus de temps à la communauté, où à d’autres domaines qui accroissent son bien-être.
«Le Bhoutan a moins subi que d’autres pays l’influence occidentale»
Quels ont été les effets de la mise en œuvre du BNB au Bhoutan?
Le Bhoutan n’est certainement pas devenu une société idéale. Le pays a les mêmes problèmes que d’autres nations. Mais ce nouvel indicateur a permis de considérer les choses d’une autre façon, plus holistique. Du point de vue écologique, le pays a fait d’énormes efforts pour préserver son environnement et notamment ses forêts, qui couvrent 70% du territoire. Aujourd’hui, le Bhoutan a un bilan négatif d’émissions carbone. Des systèmes de santé et éducatifs gratuits ont en outre été mis en place.
Comment ce petit pays montagneux de l’Himalaya a eu l’intuition de développer cette initiative inédite du BNB?
Plusieurs facteurs ont favorisé son éclosion. L’ancien roi du Bhoutan Jigme Singye Wangchuck a développé ce concept après s’être mis à l’écoute des besoins de son peuple. Le Bhoutan n’a en outre pas été colonisé et est resté pendant très longtemps à l’écart du monde. Il a moins subi que d’autres l’influence occidentale. Le pays est majoritairement bouddhiste. Des concepts tels que la suffisance, l’altruisme, la compassion ou encore l’intérêt pour le bien commun sont des valeurs qui peuvent être peut-être plus facilement acceptées qu’ailleurs par la population.
Cela dit, lorsque le Bhoutan a présenté cela aux Nations unies, nous nous sommes justement donnés la tâche de sortir le BNB du contexte limité du bouddhisme et de la culture bhoutanaise, pour le rendre plus accessible à d’autres pays. Nous nous sommes donc concentrés sur des éléments plus universels.
Quelles rôles peuvent jouer les religions en général dans le mouvement lié au BNB?
Les religions peuvent jouer des rôles très différents, suivant la façon dont elles sont vécues. On sait que les extrémismes religieux peuvent favoriser la violence et la guerre, le repli sur soi, autant de choses qui vont à l’encontre des principes portés par le BNB. D’un autre côté, la religion peut être un vecteur de valeurs qui dépassent l’aspect matériel. Quand je lis Laudato si’, je me dis que je pourrais signer en dessous du texte.
«Si l’on n’atteint pas l’harmonie avec la planète, plus personne n’aura de bien-être»
Il me semble qu’en Occident, le problème n’est pas tant la religion que la perte de spiritualité. La laïcité peut avoir un côté très positif d’ouverture, d’inclusion, de non discrimination. Mais elle peut aussi signifier une perte de valeurs. S’il n’y a plus que d’intérêt pour les choses matérielles, la situation du monde ne pourra selon moi pas s’améliorer. Les principes du BNB passent aussi par une transformation intérieure.
Le BNB ne rencontre-t-il pas certaines limites? Comment notamment mesurer le bonheur, qui est une donnée passablement subjective?
On ne prétend pas mesurer le bonheur, mais les conditions qui favorisent le bien-être et le bonheur. Parmi les neuf domaines mentionnés, aucun ne permet à lui seul de rendre heureux. Mais l’on sait que si ces domaines ne sont pas suffisamment couverts, cela aura un impact négatif sur les personnes.
L’harmonie serait donc un dénominateur universel?
Je pense que oui, que l’on appelle cela ‘soin’, ‘alignement’, ‘harmonie’ ou autre, il s’agit certainement d’une composante centrale du bien-être humain.
«Les systèmes humains ne sont rien d’autre que la matérialisation de nos états de conscience»
Ce ne sont pas des concepts que nous avons sortis d’un chapeau. Tout cela est corroboré par la science. En psychologie, de nombreuses études soulignent l’importance d’être aligné avec soi-même de trouver un sens à ce que l’on fait, à sa vie. La corrélation entre bien-être et relations sociales a également été très étudiée. Une recherche à grande échelle de Harvard dénommée «Grant» a suivi une génération entière de personnes pendant plusieurs décennies. Elle a démontré le lien évident entre les relations interpersonnelles et la santé psychologique, voire biologique. Concernant la relation à l’environnement, cela est plus de la logique élémentaire. Si l’on n’atteint pas l’harmonie avec la planète, plus personne n’aura de bien-être.
Avez-vous eu des succès «d’exportation» des principes du BNB hors Bhoutan?
Cela a été très différents selon les domaines. Concernant l’éducation, il y a eu des avancées importantes et très intéressantes. De notre collaboration avec PISA, le programme international de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour le suivi des acquis des élèves, a résulté le «Happy Life Index», qui mesure également le bien-être des étudiants.
Avec les entreprises, des collaborations ont aussi été très positives. Beaucoup d’entrepreneurs se rendent compte que pour la simple durabilité de leur business, ils doivent élargir leur manière de mesurer leur développement et leur succès.
Au niveau politique, c’est plus compliqué, parce que tout est très polarisé. Le monde est actuellement tiraillé entre des forces qui veulent avancer et d’autres qui veulent revenir en arrière. Il y a cependant eu un certain nombre d’initiatives allant dans le sens du BNB. La Nouvelle-Zélande a débloqué le premier «budget bien-être». D’autres pays, tels que l’Islande, le Canada ou l’Ecosse ont mis en place des réflexions pour trouver des alternatives au Produit Intérieur Brut (PIB). En Suisse, un groupe de réflexion citoyen veut faire inscrire dans la Constitution genevoise le «Bonheur cantonal brut», en s’inspirant du concept bhoutanais. Le Grand-Conseil vaudois a adopté en 2022 une mesure de bien-être pour le canton. On voit qu’il y a des petits pas, mais l’on est encore loin de changements radicaux d’orientation.
Que dites-vous à ceux qui considèrent que vos principes sont utopiques et irréalistes?
Il est évident pour tout le monde que le modèle occidental de développement est arrivé à certaines limites. Il y a un mécontentement global face à un système qui ne profite qu’à une élite et qui ne tient pas ses promesses de bonheur. Il y a une volonté de changement dont le BNB n’est qu’une manifestation. Je pense que le BNB peut vraiment être une inspiration pour un nouveau souffle, en Occident et dans le monde. A ceux qui pensent que c’est irréalisable, je dirais que les systèmes humains ne sont rien d’autre que la matérialisation de nos états de conscience. (cath.ch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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