Le Soudan, un pays à haut potentiel, gâché par la guerre

Après plus de dix mois de guerre civile au Soudan, le pays compte plus de huit millions de déplacés, et un million de personnes pourraient mourir de faim dans les prochains mois. Alors que deux chefs de guerre se battent pour le pouvoir, les espoirs d’une transition pacifique sont minces.

La vidéo montre des soldats soudanais brandissant les têtes décapitées de plusieurs étudiants, sans doute tués à cause de leur appartenance ethnique. La séquence, jugée crédible par l’ONU, a circulé en février 2024 sur les réseaux sociaux. Elle est le signe que le Soudan n’est pas épargné par les atrocités qui peuvent surgir dans d’autres conflits mondiaux. Un indice également de l’état inquiétant dans lequel se trouve le pays.

Une guerre au développement rapide

«Le Soudan est dans un chaos total, personne ne peut dire comment tout cela va finir, je ne sais pas quand je pourrai y retourner», confirme Luc*. Ce résident suisse dont la famille est originaire du Proche-Orient connaît très bien le pays, puisqu’il y a vécu près de 30 ans. Forcé de partir au début des années 1970, il y est cependant retourné ensuite chaque année, totalisant des dizaines de voyages. Désirant rester anonyme, l’homme exprime à cath.ch sa déception de voir le pays de son enfance sombrer dans la violence et la misère. «A chaque changement de régime, la situation est descendue d’un cran», assure-t-il. Depuis quelques semaines, il n’a plus de nouvelles des connaissances qu’il a gardées sur place. Signe que le délitement des infrastructures a atteint un point critique.

«Près d’un million de personnes pourraient mourir de faim d’ici juin 2024»

Car le Soudan traverse l’une des crises mondiales au développement le plus rapide, prévenait le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (UNOCHA) le 18 février 2024. Après l’éclatement de la guerre entre les forces armées soudanaises (SAF) et les forces de soutien rapide (RSF), le 15 avril 2023,  des besoins sans précédent sont apparus en un temps très court. Les déplacements de populations ont été très vite importants et incontrôlés.

La plus grande crise de réfugiés au monde

L’UNOCHA estime qu’après plus de dix mois de conflit, 25 millions de personnes – dont plus de 14 millions d’enfants – ont besoin d’une assistance et d’un soutien humanitaires. Plus de 8 millions de personnes, soit environ 15% de la population totale du pays, ont fui leur domicile – dont 5 millions d’enfants – cherchant refuge dans d’autres régions plus calmes ou dans les États voisins. Le Soudan vit ainsi actuellement la plus grande crise de déplacement de personnes au monde. Des épidémies de diverses maladies, dont le choléra, sont attendues dans les zones de rassemblement des réfugiés. 

Le Soudan vit la plus grande crise de personnes déplacées au monde | photo d’illustration prise au Soudan en 2011 © UN Photos/Flickr/CC BY-NC-ND 2.0

Déjà avant la crise d’avril 2023, le Soudan accueillait d’importantes populations de réfugiés et de déplacés internes. La nouvelle situation d’urgence a créé des besoins supplémentaires importants, affectant la capacité des acteurs humanitaires à répondre de manière adéquate, rapporte le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Alors que la saison des moissons arrive à sa fin, certains scénarios prédisent que près d’un million de personnes pourraient mourir de faim d’ici juin 2024.

Al-Bachir, le syndrome de Frankenstein

Les personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDI) sont originaires de 12 États, principalement situés au sud, ainsi que de la région de Khartoum. Lorsque le conflit s’est étendu à Al-Jazirah, au sud de la capitale, en décembre 2023, plus d’un demi-million de personnes ont dû fuir en un mois. Pour beaucoup d’entre elles, il s’agissait d’un second déplacement après avoir fui Khartoum suite au déclenchement du conflit.

«Le renversement du régime islamiste et dictatorial a été initié par des jeunes»

Luc

La plus grande ville du pays est le principal théâtre des combats entre les SAF et les RSF, avec le Darfour (ouest). Les forces régulières soudanaises, dirigées par Abdel Fattah al-Burhan, issu d’un parti islamiste, se battent sans discontinuer depuis dix mois contre les Forces de soutien rapides, menées par Mohamed Hamdan Dogolo, dit «Hemedti». Les deux hommes s’étaient pourtant alliés pour éjecter Omar al-Bachir du pouvoir, en 2019. «Ils avaient saisi l’opportunité offerte par un mouvement populaire, commente Luc. Le renversement du régime islamiste et dictatorial a été initié par des jeunes, dans des manifestations pacifiques organisées par les cadres de la classe moyenne supérieure. Ils voulaient tous  la démocratie et la séparation de l’État et de la religion».

Les RSF avaient pourtant été créés par Omar al-Bachir lui-même afin de mater la rébellion dans le Darfour. «Il s’agissait aussi de faire contrepoids à l’armée régulière, dont al-Bachir avait toujours peur qu’elle fomente un coup d’État. Les deux forces se sont finalement unies pour le faire tomber», explique Luc.

Plus de 14’000 morts

Suite au départ d’al-Bachir, un gouvernement de transition civil avait été mis en place, jusqu’à ce qu’un coup d’État remette les militaires au pouvoir, en 2021. En avril 2023, la rivalité entre les deux forces qui avaient pris le pouvoir (les SAF et les RSF) a tourné en affrontement armé.

«Des observateurs mettent en outre en garde contre un danger de fragmentation du conflit»

Alors que les RSF ont tenu le haut du pavé dans le premiers mois du conflit, l’armée régulière a récemment regagné du terrain. Selon le média This Piece on Middle East Eye, cela est dû au recrutement de civils par les SAF, à de meilleurs approvisionnements en munitions et à une meilleure utilisation de drones de reconnaissance. L’ONU estime que les combats ont déjà fait plus de 14’000 morts depuis avril 2023. Un chiffre probablement largement sous-estimé, avertissent les organismes de surveillance, alors que la situation est trop dangereuse pour que des observateurs puissent se rendre sur place.

Crimes de guerre

Les RSF, également connus sous le nom de «milice Janjaweed», sont d’ores et déjà accusées de nombreuses exactions, allant des enlèvements aux meurtres de masse en passant par les viols et l’esclavage sexuel. Des allégations qui pesaient déjà contre eux dans le cadre de leurs opérations de répression dans le Darfour. Les SAF seraient également loin d’une conduite irréprochable, souligne un rapport du Bureau des Nations unies pour les droits humains publié le 23 février 2024. Les deux forces armées se seraient rendues coupables d’attaques indiscriminées sur des lieux densément peuplés, provoquant de nombreux morts civils. La vidéo publiée en février montrait d’ailleurs des soldats de l’armée régulière qui auraient décapité les étudiants sous prétexte que leur ethnicité les aurait porté à soutenir les RSF.

Des observateurs mettent en outre en garde contre un danger de fragmentation du conflit, des milices parallèles aux deux forces belligérantes commençant à opérer. Ce qui fait craindre une complication des efforts de négociation.

Efforts de paix dans l’impasse

Des tentatives de médiation ont effectivement été engagées conjointement par l’Arabie saoudite, les États-Unis et l’Union africaine. Mais elles sont actuellement dans l’impasse. Les médiateurs ont suspendu, en décembre 2023, les pourparlers pour une durée indéterminée, dans la ville portuaire saoudienne de Jeddah, après que les deux parties aient manqué à leurs engagements. Le 26 février 2024, les États-Unis ont transféré un envoyé spécial au Soudan pour tenter de débloquer la situation.

«Je n’ai jamais rencontré un peuple aussi hospitalier, poli et cultivé»

Luc

Des négociations dans lesquelles Luc ne met cependant pas beaucoup d’espoir. «Les pays qui ont une influence sur la situation soutiennent les RSF ou les SAF suivant leurs intérêts dans la région. Certains veulent éliminer les islamistes, d’autres mettre la main sur les mines d’or, d’autres encore veulent contrôler le Nil… Je ne vois pas de réelle volonté politique de mettre fin au conflit, ni sur place, ni internationalement.»

Le fait que le conflit est largement ignoré par les médias ne facilite pas non plus sa résolution, remarque Luc. Cette indifférence pèse également sur l’aide humanitaire. L’OCHA a requis 2,7 milliards de dollars aux donateurs pour faire face à la crise. Pour l’heure, l’organe onusien n’a obtenu que 3,5% de cette somme. Mais même quand l’aide est fournie, elle fait face à de multiples complications pour être acheminée. Les intervenants sur place font état de chicanes délibérées pour obtenir des laissez-passer et des visas, de la part des deux parties belligérantes.

Un pays riche

Luc se désole que des intérêts de factions aient déchiré et détruit le pays. «Les Soudanais ont une culture démocratique, ils veulent la démocratie. Mais celle-ci est dès le départ partie sur de mauvais rails. Après le renversement du président al-Bachir, en 2019, à peu près 120 partis se sont créés, sur des lignes régionales. Or il ne faudrait pas plus de cinq ou six partis, qui couvrent l’ensemble du territoire soudanais, ainsi qu’une refonte complète de la Constitution.»

Luc voit ainsi dans la situation actuelle un énorme gâchis. Alors que le Soudan de sa jeunesse était un pays plein de promesses, riche autant de ressources naturelles que d’une population multiculturelle et très bien éduquée. «Je n’ai jamais rencontré un peuple aussi hospitalier, poli et cultivé», assure l’octogénaire qui a pourtant voyagé dans de nombreux pays. (cath.ch/arch/rz)

*prénom fictif

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/le-soudan-un-pays-a-haut-potentiel-gache-par-la-guerre/