Annalena Müller, kath.ch/traduction et adaptation: Raphaël Zbinden
Ulrich L. Lehner (47 ans) est un théologien catholique et historien né en Allemagne. Il est professeur de théologie à la prestigieuse Université de Notre Dame aux États-Unis. Ses domaines de recherche sont l’histoire de la culture, de l’Eglise, de la théologie et des religions au début de l’ère moderne. Il vient de sortir son dernier livre: Inszenierte Keuschheit– Sexualdelikte in der Gesellschaft Jesu im 17. und 18. Jahrhundert (›Une chasteté de façade – crimes sexuels dans la Compagnie de Jésus aux 17e et 18e siècles’- édition De Gruyter-2024).
Avec quelles intentions avez-vous écrit ce livre?
Ulrich L. Lehner: Je n’ai jamais vraiment voulu l’écrire. A l’occasion de colloques et de publications scientifiques, je n’ai cessé, depuis 2010, d’insister sur la nécessité d’effectuer un travail approfondi sur l’histoire des crimes sexuels au sein du clergé, également avant 1945. Je suis allé jusqu’à diffuser les sources et les archives où l’on pouvait trouver ces informations. Mais personne n’a pris la balle au bond. Je me suis donc senti obligé de le faire moi-même.
Pouvez-vous nous dire en bref de quoi il est question?
Le livre examine les abus sexuels chez les jésuites aux 17e et 18e siècles. Les jésuites aimaient se présenter comme un ordre particulièrement chaste. Cette mise en scène fonctionnait parce que les cas de violence sexuelle sur les élèves et les membres de l’ordre étaient tenus secrets. Les délinquants étaient tout simplement renvoyés dans le clergé séculier, bien que cela soit contraire aux statuts de l’ordre. En revanche, on a gardé dans l’ordre les abuseurs les plus influents, et on les a couverts…
«Les mécanismes étaient similaires à ceux auxquels nous assistons dans la crise actuelle des abus»
…Cela rappelle quelque chose…
Oui, les mécanismes étaient similaires à ceux que nous observons dans la crise actuelle des abus. A l’époque aussi, il y avait des rumeurs auxquelles on ne voulait pas croire. On transférait simplement les gens. Le problème était aussi que les victimes n’étaient jamais considérées en tant que telles. Le livre veut en outre inciter à repenser la polémique contre les écoles jésuites comme lieux de «pédérastie», une accusation que les historiens n’ont jamais prise au sérieux.
Vous êtes à la fois un scientifique et un catholique pratiquant – cela vous a-t-il posé problème pour un tel travail?
C’était horrible. Surtout lorsqu’il a fallu rédiger l’index du livre et que j’ai dû énumérer à nouveau tous les détails – quel type de pénétration, avec ou sans éjaculation, etc. Ces récits détaillés, que j’ai également extraits de documents en espagnol et en portugais, m’ont constamment rappelé les histoires bouleversantes d’abus contemporains révélés en Allemagne et aux Etats-Unis.
«Même pour moi, historien expérimenté, il était difficile de maîtriser ma colère»
Il existait déjà aux 17e et 18e siècles des «réseaux» isolés de délinquants qui se transmettaient leurs victimes, n’hésitaient pas à violer et n’étaient que rarement punis de façon appropriée par la loi. Il était alors difficile, même pour l’historien expérimenté que je suis, de maîtriser ma colère.
Dans la crise actuelle, la dissimulation d’abus par des responsables est un grand thème. Cela existait-il déjà auparavant?
Oui, absolument. Le reproche de dissimulation est surtout formulé à partir du 19e siècle. Il faut bien sûr tenir compte du contexte historique. A l’époque, l’idéal de transparence tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existait pas encore. Daniel Jütte (historien de l’ère moderne à l’Université de New York) l’a récemment mis en lumière de manière phénoménale. Mais que l’on ait accepté, même en l’absence de cet idéal de transparence, qu’un prêtre sorti de l’ordre poursuive ses méfaits ailleurs, c’est tout de même inadmissible.
Comment se déroulait exactement la dissimulation à l’époque?
Pour les jésuites qui étaient professeurs à part entière – et ils étaient peu nombreux – on n’envisageait un licenciement que dans des cas extrêmes. La plupart du temps, on les transférait ailleurs. Cela a par exemple été le cas pour Theoderich Beck (décédé en 1676). Il était le confesseur du cardinal Frédéric de Hesse. Theoderich Beck a contraint de nombreux lycéens qui lui étaient confiés à des relations sexuelles. Lorsque l’historien bavarois Karl Ritter von Lang a publié pour la première fois certains de ces cas en 1815, les jésuites l’ont attaqué et l’ont accusé de mentir ou ont mininisé les délits sexuels.
La protection de la bonne réputation passait aussi à l’époque avant toute chose…
Oui, on ne voulait pas ternir la réputation de l’ordre par un travail de mémoire. Il y avait toutefois aussi des lanceurs d’alerte internes à l’Ordre qui ne pouvaient pas concilier leur conscience avec le fait de rester »insouciants». Ce sont eux qui ont mis en route certaines affaires.
Avez-vous un exemple typique d’un cas rencontré dans vos recherches?
Le cas le plus connu est celui du jésuite d’Augsbourg Jakob Morell (décédé en 1727). Morell était un délinquant sexuel. Il a abusé d’élèves pendant des décennies. Beaucoup d’entre eux étaient issus de familles influentes, comme la famille Fugger. Lorsque Morell fut démasqué, il fut tout d’abord renvoyé de l’ordre. En revanche, il n’a jamais été question de poursuites pénales ni même de prison.
Que s’est-il passé pour Jakob Morell après sa sortie de l’Ordre?
Il a été rapidement réintégré. Le général à Rome s’est tellement laissé attendrir par ses lettres de supplication qu’il l’a réintégré seulement un an après son éviction. Certes, Jakob Morell a été transféré au fin fond de la Hongrie. Mais de là, il fut transféré tous les deux ans dans un autre collège autrichien – cela pendant 27 ans.
«Il est très improbable qu’un tel délinquant sexuel ait cessé de sévir»
Dans de nombreuses villes, Jakob Morell occupait la tâche de confesseur des lycéens. Il est très improbable qu’un tel délinquant sexuel ait cessé de sévir. Il est seulement devenu plus prudent. Mais il a probablement continué à abuser d’étudiants pendant près de 50 ans.
Dans les milieux traditionalistes, en particulier, une thèse populaire est que les abus dans l’Eglise sont un problème moderne lié à la révolution sexuelle des années 1960. Georg Gänswein en est un partisan connu. Qu’en pensez-vous?
Il est prouvé que c’est faux. Pie XII (1939-1958) a été couronné pape par un homme dont la police de Rome supposait qu’il était pédéraste depuis des décennies. Son prédécesseur Pie XI (1922-1939) est entouré, dans presque toutes les photographies officielles, de deux clercs de haut rang au sujet desquels on peut lire des choses similaires dans les dossiers de police.
«Le pape François n’améliore en rien la situation»
David Kertzer (anthropologue et historien américain, spécialiste de l’Italie, ndlr) a parlé de cela dans son livre Le Pape et Mussolini (2016). Au Tessin, l’évêque a été contraint de démissionner en 1916 parce qu’un prêtre diocésain l’accusait d’avoir abusé sexuellement de lui – et ce n’était probablement pas un cas isolé. Il ne s’agit là que de cas dans les plus hautes sphères de l’Eglise au cours des trois premières décennies du XXe siècle, qui ont été mis sous le boisseau. Peut-être que l’ampleur du phénomène était moindre avant 1968. Je ne le sais pas et je ne peux pas donner d’ordres de grandeur. Mais que de tels cas aient existé, et en bien plus grand nombre qu’on ne le pense, c’est un fait.
Les abus ne serait donc pas un problème moderne, mais systémique?
J’ai en tout cas trouvé de nombreux liens entre l’encadrement spirituel et les abus. Aujourd’hui comme hier, il y avait des lois ecclésiastiques strictes, mais on ne les appliquait souvent pas ou seulement lorsqu’il y avait un risque de scandale public. L’abus sexuel n’est certainement pas un problème moderne.
Quelles réactions avez-vous reçues jusqu’à présent à propos de votre livre?
J’ai surtout été très satisfait de la bienveillance et de la disponibilité des jésuites. Ils sont vraiment intéressés par le travail de mémoire. Jusqu’à présent, je n’ai eu des retours que de collègues historiens, et il n’en est ressorti que du positif.
En tant qu’historien, théologien et catholique, quelles réformes souhaitez-vous voir dans l’Église catholique pour qu’elle puisse enfin régler la problématique des abus?
Le pape François n’améliore en rien la situation. Il suffit de regarder la «réhabilitation» de l’évêque John Nienstedt, il y a quelques semaines. Dix ans après sa démission, les fidèles sont désormais invités, sans une ligne de justification ou de preuve, à «faire confiance» au tribunal suprême du Vatican, selon lequel il n’y aurait rien eu de vrai dans les accusations portées contre Mgr Nienstedt.
Mais la confiance est comme un pont qui permet de traverser une rivière. On ne s’y engage que si l’on a de bonnes raisons de penser que les planches ne sont pas pourries. Comme nous sommes régulièrement tombés dans l’eau froide ces dernières années, parce que nous avons fait aveuglément confiance à l’appel de l’autre rive, les catholiques ont aujourd’hui besoin de bonnes raisons pour s’aventurer sur ce pont. (cath.ch/kath/am/rz)
Rédaction
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