Isabelle Jonveaux: «Le jeûne n’a pas vieilli, mais il s’est déplacé»

Aujourd’hui l’Église catholique ne prescrit plus le jeûne que deux jours par an encadrant le carême: le Mercredi des cendres et le Vendredi Saint. Sa pratique n’a pas pour autant disparu. Elle s’est déplacée de l’expiation des péchés au bien-être. Analyse avec la sociologue des religions Isabelle Jonveaux.

Responsable depuis 2023 de l’antenne romande de l’Institut de sociologie pastorale de St-Gall (SPI), Isabelle Jonveaux a consacré sa thèse d’habilitation aux pratiques du jeûne en Europe occidentale. Elle a mené pour cela diverses enquêtes de terrain, en Autriche, en Allemagne, en France et en Suisse.

Le titre de votre livre: Culture de la satiété évoque la satisfaction mais aussi le dégoût qui survient quand on a trop mangé.
Isabelle Jonveaux: Dans nos sociétés occidentales, on se rend compte désormais que plus de consommation n’apporte pas plus de bonheur. La satiété est ce point limite qui va nous pousser à aller vers la réduction. C’est ce qui séduit aujourd’hui dans la démarche du jeûne.

Vous expliquez que de son côté l’Église catholique ne prescrit plus le jeûne, qui n’est maintenu que sur deux jours dans l’année: le Mercredi des cendres et le Vendredi Saint.
C’est une évolution qui remonte déjà à plusieurs décennies, avant même le Concile Vatican II. Les papes ont commencé par réduire le jeûne eucharistique à trois heures en 1957 puis à une seule en 1964. Ce qui lui a fait perdre quasiment totalement sa signification. La plupart des fidèles ignorent même son existence. En outre, dans l’Église catholique, le jeûne n’a jamais été l’absence totale de nourriture. On se prive de certains aliments ou de certains repas, mais il n’est pas question de ne pas manger du tout.

Le sens de l’ascèse et du jeûne s’est aussi modifié.
Les fidèles avaient de plus en plus de mal à accepter que l’Église leur impose des prescriptions ou des interdits concernant le corps soit pour l’alimentation, soit pour la sexualité. Le sens du jeûne et de l’ascèse comme expiation ou purification du péché a évolué. L’Église parle beaucoup moins du péché, de la rédemption ou des peines de l’enfer. L’idée de la privation ou de la souffrance expiatoires ne passe plus, même si elle est récurrente dans la Bible.

«Avec le jeûne actuel, il s’agit désormais de se sentir mieux dans son corps et dans son âme.» 

Enfin l’ascèse et les mortifications, très fréquentes dans la vie des saints, sont apparues comme trop extrémistes, trop radicales, voire sectaires. La foi s’est plus intellectualisée. On constate aussi ce recul dans les monastères qui étaient les ‘virtuoses’ de l’ascèse et du jeûne.

Le jeûne en carême a une dimension spirituelle | Kamil Szumotalski on Unsplash

Le jeûne a pourtant perduré mais sous d’autres formes que l’on va chercher ailleurs, dans le domaine du bien-être.
Alors que traditionnellement le jeûne est lié à la privation et la souffrance, il s’agit désormais de se sentir mieux dans son corps et dans son âme. Il peut être éprouvant, mais l’argumentaire autour de l’épreuve est quasiment absent. L’idée de purification reste bien présente, mais il s’agit de désintoxication corporelle des toxines liées à l’alimentation industrielle ou à la pollution. Par là on va chercher aussi une purification de soi-même, de sa personne, même si la notion de péché est absente. 
J’ai ainsi remarqué que la démarche vers une expérience de jeûne est souvent liée à une crise, un deuil, un divorce, une maladie, un changement de vie. On prend alors un engagement envers soi-même et non pas envers Dieu. 

Ce qui ne va pas sans risques ni paradoxes. 
Un certain nombre d’argumentaires qui encouragent au jeûne sont médicalement controversés et peuvent entraîner de sérieux risques pour la santé. La rhétorique de la désintoxication est contestée. Les processus de purification active comme les lavements intestinaux ne font pas l’unanimité. 

«Les jeûneurs sont des personnes déjà soucieuses de leur alimentation, qui mangent bio, parfois végétariennes ou véganes et qui ont le désir d’ouvrir un espace supplémentaire.» 

Les campagnes de Carême des Églises ont voulu aussi donner au jeûne une dimension de justice sociale.
Il s’agit de prendre conscience que tout le monde n’a pas le même niveau d’abondance. Ce que j’économise en jeûnant doit servir au partage solidaire avec ceux qui ont faim. Mais je dois dire que cette conscience m’a parue assez peu présente dans les cas que j’ai étudiés. On jeûne d’abord pour soi. En outre, et c’est un autre paradoxe, jeûner peut coûter cher! Une semaine de jeûne va chercher au minimum dans les 700 francs, parfois nettement plus, si l’on compte l’hébergement, les boissons, les fournitures, l’organisation, la rémunération de l’encadrement ou les déplacements.

Otto Buchinger a été un des concepteurs du jeûne thérapeutique | Domaine public

Vous avez aussi étudié la sociologie des jeûneurs.
Ce sont le plus souvent des hommes entre 45 et 65 ans. Ils sont clairement majoritaires car il semble que les femmes ont moins de peine à se priver de nourriture et qu’elles sont aussi plus intéressées à la démarche spirituelle. Les plus jeunes pratiquent un jeûne plus individuel, sans s’affilier à un groupe, probablement aussi pour des raisons financières.
Globalement les jeûneurs sont des personnes avec une conscience sociale au dessus de la moyenne, déjà soucieuses de leur alimentation, qui mangent bio, parfois végétariennes ou véganes et qui ont le désir d’ouvrir un espace supplémentaire.  

Au plan spirituel, vous avez dessiné aussi plusieurs profils.
J’en ai déterminé quatre: le catholique en recherche d’un approfondissement de sa foi; le chrétien ‘holiste’ qui intègre d’autres démarches comme la méditation; le chercheur de spiritualité tous azimuts et enfin le spirituel sans ancrage qui croit en une entité supérieure mais sans être capable de la définir. A noter que ces profils peuvent se croiser et se rencontrer au sein d’un même groupe. 
En se privant de nourriture extérieure, on se nourrit intérieurement. Il faut réduire le ‘trop plein’ pour sa santé corporelle et spirituelle. Les premiers jeûneurs qui ont développé le concept, au début du XXe siècle, notamment le médecin allemand Otto Buchinger, parlaient de ‘Heilfasten’ avec le double sens du mot allemand ‘Heil’ de santé et de salut. Il s’agit de guérir le corps et de sauver l’âme. 

«Un séjour de jeûne peut s’avérer onéreux. Il peut se passer sous tente en forêt, dans un monastère, mais aussi dans un hôtel 4 étoiles avec spa.»

Vous évoquez aussi un aspect un peu méconnu: celui de l’économie ou de l’industrie du jeûne.
Outre les stages, les séjours ou les cliniques de jeûne, il y a de nombreux produits dérivés comme les compléments alimentaires, les tisanes, les livres etc. Un séjour de jeûne peut s’avérer onéreux. Il peut se passer sous tente en forêt, dans un monastère, mais aussi dans un hôtel 4 étoiles avec spa. Le paradoxe est qu’il n’y a pas de critères d’évaluation. Le risque est donc que le prix soit considéré un gage de qualité. Cela dépend aussi de la réputation et de l’expérience de l’entraîneur (Fastentrainer).

Présentation au CIDOC
Isabelle Jonveaux a résumé sa thèse d’habilitation dans un livre sous le titre: Une culture de la satiété: enquête sociologique sur le jeûne comme expérience spirituelle.
Elle présentera son ouvrage et ses réflexions lors du prochain Livr’apéro du CIDOC (Centre pour l’information et la documentation chrétiennes) le jeudi 22 février à 18h15 au Bd de Grancy 29, à Lausanne. Entrée libre mais inscription obligatoire.


Il y a une analogie avec le monde sportif.
Jeûner seul est plus difficile, car on sera soumis à plus de tentations de le rompre. En groupe se sera plus facile car les membres peuvent se soutenir mutuellement. Le jeûne s’accompagne le plus souvent d’une activité physique comme la randonnée. Comme dans le sport, l’entraîneur est là pour motiver, pour diriger, pour souder l’équipe. Il existe pour cela des formations certifiées. Et les organisateurs sont liés au sein de fédérations pour éviter le charlatanisme ou l’emprise.

On développe aussi la performance et la compétition. 
Le risque de vouloir toujours pousser plus loin la limite existe. On trouve assez facilement des personnes qui indiquent avoir battu leur record en passant tant de jours de jeûne. Il y a eu quelques cas mortels.    

«Globalement, le jeûne reste un mouvement marginal, mais il progresse constamment notamment dans les milieux catholiques.»

Comment l’Église peut-elle se réapproprier la pratique du jeûne?  
Les monastères, les paroisses ou les mouvements proposent de plus en plus des démarches de jeûne, notamment dans la période de carême, avec une dimension spirituelle plus ou moins marquée. De prêtres, des religieux, des religieuses se forment comme accompagnateurs de jeûne. Il s’agit de répondre à la demande des fidèles, mais on insistera surtout sur l’importance de retrouver sa relation au corps. On se base sur l’idée de ›Plus c’est moins’, qui est le slogan de la campagne œcuménique de carême de cette année. Il s’agit alors d’une démarche de libération intérieure, d’introspection. Le jeûne permet un état de légèreté de clarté et le cas échéant d’union à Dieu.
Cela permet à l’Église d›avoir une offre plus attrayante par rapport à un public qui se détourne d’elle. Globalement, le jeûne reste un mouvement marginal, mais il progresse constamment notamment dans les milieux catholiques.

Il y a le jeûne de nourriture, mais on suggère aussi aujourd’hui d’autres types de jeûne.
Je cite notamment ‘l’Autofasten’ le jeûne d’auto que l’on rencontre en Autriche ou en Allemagne. Dans ce cas-là, on a une dimension écologique plus forte. On jeûne pour la nature. Plus récemment, on a le jeûne des médias et des réseaux sociaux. Là aussi on garde cette idée de purification, de maîtrise de sa consommation pour reprendre le contrôle de sa vie. (cath.ch/mp)

Jeûner oui, mais comment?
Durant les 6 semaines précédant Pâques, dans le cadre de la Campagne œcuménique de carême, une cinquantaine de groupes se lancent dans l’aventure du jeûne, à travers toute la Suisse romande. Une expérience à la fois corporelle, spirituelle et solidaire, encadrée par des animateurs expérimentés. Accompagné de l’EPER et d’Action de Carême, ce réseau ne cesse de se développer. Chaque année, de nombreuses personnes rejoignent les déjà 800 jeûneurs et jeûneuses. informations dans le flyer de promotion et d’inscription.

Maurice Page

Portail catholique suisse

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