Contrairement à l’idée classique que nous avons d’Andromaque, femme fidèle à son mari Hector, où la lecture se fait à travers le prisme des amours tragiques et impossibles, le metteur en scène nous invite à une autre lecture. C’est la guerre qui est omniprésente, c’est la ville de Troie qui a été mise à sac, ravagée. Les hommes ont été massacrés, les femmes violentées, les enfants persécutés.
C’est le bruit de la guerre qui retentit hors champ et qui nous suffoque dès le début de la pièce. Nous sommes dans un contexte de guerre et c’est cette omniprésence guerrière qui empêche tout amour et conduit à la folie. De l’amour nous sommes irrémédiablement conduits à la haine. À la haine irréversible, abominable, inique, qui scellera le destin de ces hommes et des ces femmes sur scène. C’est une tragédie à proprement parler: une fois que le sort est scellé, plus rien ne peut en interrompre le cours.
A l’acte I, scène 4, le dialogue entre Andromaque et Pyrrhus est décisif. Pyrrhus, dont le père a tué Hector, le mari d’Andromaque, est amoureux de sa prisonnière. Andromaque résiste devant cet amour absurde puisqu’elle considère Pyrrhus comme son ennemi. Dans ce passage, Pyrrhus essaye de faire fléchir Andromaque mais c’est impossible. La passion contrariée de Pyrrhus se transforme alors en haine, ce qui noue l’intrigue de la pièce et met en place le cours fatal des événements.
«Eh bien, Madame, eh bien ! il faut vous obéir:
Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.
Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence
Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence;
Songez-y bien: il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère:
Le fils me répondra des mépris de la mère;
La Grèce le demande, et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.»
Incapable de rester indifférent à Andromaque, Pyrrhus sombre dans une haine implacable. Il est le jouet de ses passions, il ne sait plus parler en «je», il est mené par sa haine aveugle. L’emploi répété par trois fois de la formule «il faut» montre bien qu’il ne contrôle plus rien et qu’il laisse grandes ouvertes les vannes de la haine. Pyrrhus est pourtant présenté dans la pièce comme un roi admirable, un héros adulé. Cependant, devant Andromaque, il révèle ce qu’il est vraiment: une brute, un voyou sanguinaire, bien loin de l’archétype que la foule veut suivre. L’horreur est mise à jour: incapable d’aimer et de laisser Andromaque libre, il va lui imposer un chantage ô combien cruel. Soit Andromaque devra l’épouser, soit Pyrrhus livrera son fils Astyanax aux Grecs.
Nous voilà face à l’abomination qui se résume en ces mots: la nécessité de la haine. Pyrrhus justifie sa haine sans vergogne, et parle de «juste colère». Mais comment la haine peut-elle se justifier? La pièce se finira dans le sang, préfiguré depuis le début sur scène.
Dans notre monde d’aujourd’hui où résonne le bruit des guerres, où cette tragédie inéluctable du jusqu’au-boutisme de la haine semble ne jamais cesser, que faudrait-il faire pour casser cette logique? Un message d’espérance est certainement la réponse, mais sommes-nous capables de l’entendre? Sommes-nous prêts à devenir acteurs du changement? Sommes-nous prêts à changer nos cœurs? Pouvons-nous enfin imaginer qu’un jour nous pourrons défier cette tragédie et y mettre un terme ?
Isabelle Vernet
14 février 2024
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