Trois axes majeurs, qui s’appuient sur la Parole, ont traversé la vie et l’apostolat du théologien belge Gabriel Ringlet: celui de prêtre, celui de journaliste et d’enseignant à l’Université catholique de Louvain, et celui de créatif, plus précisément d’écrivain poète. Il était, fin janvier, l’invité de la Société de lecture à Genève, un centre culturel de renommée européenne qui reçoit aujourd’hui essentiellement des écrivains, ainsi que de Un auteur, un livre.
Quel que soit votre engagement, vous vous y mouvez en liberté, une liberté que vous revendiquez comme une valeur constitutive de l’être humain. Vous écrivez même dans La blessure et la grâce que «Dieu a un faible pour les fortes têtes». Que mettez-vous dans ce mot?
Gabriel Ringlet: La liberté, c’est très exigeant. C’est très proche de la fidélité à une parole fondamentale, structurante qui nous habite et nous rejoint au plus profond. Pour moi, cette parole est celle de l’Évangile. Si on cadenasse cette parole vitale, on ne lui permet plus de s’exprimer.
Jésus était libre dans sa manière de regarder Dieu, de lui parler, d’être en relation avec lui, et cela a frappé ses contemporains. Il a osé rendre Dieu proche et nous révéler que la force de Dieu était sa fragilité.
La deuxième grande liberté de Jésus est celle qu’il a annoncée à l’égard des institutions, y compris celle du Temple. Jésus a osé dire que ce lieu sacré, qui comptait tant à l’époque, était ouvert à tous et qu’il fallait se distancer d’un certain nombre de règles qui enferment.
Une liberté individuelle et collective en quelque sorte?
Tout à fait. Il n’y a pas de liberté collective possible s’il n’y a pas, d’abord, une profonde liberté personnelle. Et celle-ci se construit dans le temps, en collectivité, en solidarité. La liberté se confronte à la fraternité au jour le jour.
Le credo de la laïcité française, «liberté égalité, fraternité», n’est pas si loin…
La liberté de penser n’est réservée à aucun courant philosophique particulier. Elle est fondamentale pour les chrétiens aussi. Elle leur permet de donner plus de cohérence et de forces à leurs valeurs. (Voir L’évangile d’un libre penseur, Albin Michel, 2002: ndr)
Vous êtes, depuis 30 ans, président de l’association du Prieuré Sainte-Marie, dans le village de Malèves en Belgique, un lieu monastique qui remonte au 13e siècle. C’est aujourd’hui un centre de spiritualité et de philosophie humaniste, qui crée des passerelles entre les confessions chrétiennes, les différentes religions et l’athéisme, avec la société civile et le monde des arts aussi. Vous dites d’ailleurs de ce lieu qu’il est porté par le regard des «créateurs d’imaginaire».
Le Prieuré est un lieu identifié comme chrétien, où les humanistes se sentent respectés et heureux de pouvoir s’exprimer. Ceux qui effectivement nous aident à vivre ce pluralisme, à réconcilier les grandes traversées, ce sont nos invités du monde des arts et les témoins de l’actualité qui viennent y confronter leurs chemins.
Il y a un point commun entre toute une série de courants chrétiens ou humanistes. C’est celui d’une véritable aspiration spirituelle, qui fait dire: «Il y a en moi plus grand que moi.» Je fréquente de nombreux athées qui sont très habités par cette parole «au-delà d’eux-mêmes», que nous l’appelions ou non «Dieu».
Les frontières se sont déplacées. La connivence se joue aujourd’hui autant entre croyants et non-croyants habités par cette liberté intérieure et ce souffle spirituel, qu’entre croyants et non-croyants dogmatiques, pour qui les choses sont écrites d’avance et ne permettent pas d’interprétation.
«Je fréquente de nombreux athées qui sont très habités par cette parole «au-delà d’eux-mêmes», que nous l’appelions ou non Dieu.»
Pour faire écho à l’Évangile, l’Église a le devoir d’être de ce monde, d’évoluer avec lui. C’est cette réflexion que vous pratiquez au Prieuré?
Oui, si l’Église n’est pas pour le monde de ce temps, elle se trompe de combat. L’incarnation doit être prise littéralement, jusqu’en ses racines.
Vous dites d’ailleurs dans votre dernier livre que «comme tous les vrais mystiques, Jésus est un homme concret».
J’ai connu un ermite reclus dans un ermitage de montagne. Pour le rencontrer, il fallait faire un bon chemin à pied. Sa première question était: «Veux-tu un bon potage?» Il avait aussi un ordinateur, et il ne voyait aucune contradiction entre sa vie d’isolement physique et sa grande proximité avec le monde, qu’il portait dans sa prière.
Dans tous les lieux monastiques que j’ai connus, j’ai été surpris de l’exceptionnelle connaissance que les moines pouvaient avoir de la traversée de leurs contemporains. Je me souviens d’une retraite que j’ai prêchée aux cisterciens de l’abbaye de St-Jean de Matha, au Québec. Sur leur demande, je les ai plongés huit jours durant dans l’actualité cinématographique, littéraire et musicale.
Ces productions artistiques ne sont-elles pas néanmoins éloignées de la vie concrète des gens?
Où est la vie concrète? Je n’ai jamais séparé trop strictement ce qui m’arrive «en vrai» et ce qui m’arrive en imaginaire, dans le rêve, la fiction. Les deux nous influencent. Une personne peut cheminer paisiblement durant des années et rencontrer soudain, à travers un roman, un personnage de fiction qui bouleverse son existence, lui fait faire un choix qui transforme sa vie, déclenche une vocation à la prêtrise ou le pousse à s’engager comme médecin sans frontières.
C’est incroyable ce qui se passe en termes de rencontres quand on écrit un livre! Une personne vous contacte et subitement, en une seule page, voilà qu’elle vous livre quelque chose de l’ordre du cœur de son existence. L’écrivain est le compagnon et le confident de traversées inouïes, qui ne se partageraient probablement pas de la même manière sans l’existence du livre.
Votre travail de journaliste, d’enseignant ou d’aumônier d’hôpital vous a amené, tout au long de votre parcours, à être auprès d’autrui…
J’ai la chance d’être le plus souvent dans la rencontre «grave», où les enjeux sont grands, dans la joie comme dans la peine. La vie y est en cause, celle qui apparaît, qui se transforme parce qu’on fait alliance, ou qui s’en va, de manière douce ou dramatique. Je me retrouve devant quelqu’un qui est en train de traverser quelque chose d’exceptionnel et de déterminant pour son avenir.
«L’écrivain est le compagnon et le confident de traversées inouïes, qui ne se partageraient probablement pas de la même manière sans l’existence du livre.»
Le mot «rencontre» s’accompagne habituellement de celui de «partage», souvent associé à des biens matériels. Comment résonne-t-il en vous?
Au-delà du partage matériel que vous évoquez, même s’il y a là des combats à mener pour que les injustices se réduisent, il y a un partage intérieur, spirituel qu’il faudrait plus pratiquer en société.
Chacun d’entre nous est habité par une richesse insoupçonnée, parfois même à son insu, par une parole qui lui est propre. Cela n’existe pas des gens habités par «rien»! Comment est-ce qu’on fait surgir cette parole, comment est-ce qu’on la met en partage? Il y a une sorte de fraternité fondamentale qui fait que nous avons besoin les uns des autres et que nous ne devons pas juger l’apport de chacun de manière quantitative. La valeur de transformation d’un échange nous échappe. Elle se joue dans le secret.
Lors de votre entretien à la Société de lecture, vous avez témoignez que parfois, à l’hôpital, il faut juste s’asseoir sur un lit auprès d’une personne, caresser sa main, en toute délicatesse, et tenter de se rapprocher de son silence.
Oui, le partage ce n’est pas que dans les choses joyeuses ou par la parole. Le partage en humanité, c’est beaucoup plus fondamental. C’est quoi être un homme, être une femme?
Quand je rencontre des personnes en fin de vie, qui estiment qu’elles ne servent plus à rien ou qu’on les oublie, j’essaye de leur dire que leur rôle est fondamental. Ce n’est pas une parole de consolation, mais une parole vraie, pas facile à faire entendre. La douleur en soit n’a pas de sens, et l’idéal, évidemment, serait d’arriver à l’apaisement. Mais cela ne signifie pas que ce que traverse cette personne, parfois en criant, c’est «rien».
La poésie nous aide-t-elle à appréhender cette réalité?
Les créateurs d’imaginaire arrivent à restituer dans leur travail artistique ce que nous traversons, tout en permettant la distance. C’est, à mes yeux, la seule manière de rendre ces blessures acceptables. Ce serait trop brut sinon. J’ai accompagné une amie qui avait un terrible cancer et je le raconte dans un livre précédent, Ceci est ton corps (Albin Michel, 2008). La poésie a été déterminante pour exprimer la souffrance qui était la sienne.
«Les créateurs d’imaginaire arrivent à restituer dans leur travail artistique ce que nous traversons, tout en permettant la distance.»
Vous êtes aussi convaincu de l’impact des célébrations pour marquer les moments cruciaux de la vie. Vous avez même mis en place, dans votre prieuré, une École des rites dans laquelle est engagée la pasteure suisse Marie Cénec. Depuis 2023, vous préparez des gens à devenir des célébrants, hors de tout ritualisme ou intellectualisme. Le projet va probablement s’étendre cette année en Suisse romande. Quelle différence faites-vous entre animateurs de cérémonie et célébrants?
Le rituel est constamment au rendez-vous chez nos contemporains, de la naissance à la mort. Or nos églises se vident. Des entreprises ou des personnes ont bien lancé la création de rites «clés sur porte», religieux ou non, que je respecte comme animations. Mais au sens chrétien, le rite vise à mettre au monde une personne en la reliant à une collectivité. Et pour poser ces rites, il faut absolument que nous ayons de nouveau célébrants en dehors des prêtres et pasteurs.
Le 18 décembre 2023, le dicastère pour la Doctrine de la foi a publié la déclaration Fiducia supplicans qui autorise notamment la bénédiction de couples de même sexe. Qu’en pensez-vous?
Ce changement est pour moi absolument naturel et évident, et je pense qu’il faut aller beaucoup plus loin. Cela fait 40 ans que je célèbre dans des églises des mariages entre personnes homosexuelles, non sacramentels, comme je le précise toujours à l’assemblée, mais avec échange de consentements et d’alliances. Ces personnes ont le droit de se dire leur amour et de se donner leurs alliances en présence d’un prêtre, qui les bénit à cette occasion. C’est tout simple. (cath.ch/lb)
La blessure et la grâce
Ce livre est composé de 60 réflexions de 2 à 3 pages chacune, autour, à chaque fois, d’un verset biblique différent. Ces chroniques, précédemment parues dans des journaux pour la plupart, mais soigneusement sélectionnées pour la circonstance, s’appuient tant sur les connaissances exégétiques de Gabriel Ringlet, que sur ses expériences acquises lors de multiples rencontres ou sur des écrits de poètes qui l’ont inspiré, tels Jean Debruynne ou Georges Haldas. Les histoires de Jésus et de ses disciples trouvent ici un prolongement dans celles de nos contemporains, où blessure et grâce se rencontrent. lb
Gabriel Ringlet, bio express
Né le 16 avril 1944 dans un village de Wallonie, Gabriel Ringlet devient prêtre en 1970. Journaliste, il écrit dans La Wallonie, un quotidien socialiste, pour établir un pont entre l’Église et le monde syndical. Docteur en communication sociale à l’Université catholique de Louvain, il y enseigne longtemps le journalisme, et en sera vice-recteur (1988-2001) puis pro-recteur aux affaires culturelles (2001-2008).
Membre de l’Académie royale de Belgique, il est l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages de spiritualité, de poésie ou d’analyses sociales. Convaincu de la nécessité d’un renouveau spirituel aussi bien dans le monde laïc que dans le christianisme, il a reçu en 1999 le Prix de littérature religieuse pour son livre L’évangile d’un libre penseur. Dieu serait-il laïque? Il est connu pour ses prises de positions ouvertes sur la question du mariage des prêtres, de l’ordination des femmes ou de l’euthanasie.
Depuis 1984, il est responsable de l’animation et des rencontres culturelles, spirituelles et humanistes au Prieuré de Malèves-Sainte-Marie. lb
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse