Pascal Fleury/La Liberté
«Sans elle, Emmaüs n’existerait pas. C’est ce qu’affirment tous les compagnons et amis des origines. Et ils disent vrai. En toute vérité, celle qui pour tous fut toujours nommée, avec un exceptionnel respect, ‘Mademoiselle Coutaz’, fut cofondatrice du mouvement né en 1949. Ce que je dois ajouter, c’est que, pour quiconque a connu son tempérament, et ses dons de chef, il est évident qu’il lui fallut un véritable héroïsme quotidien pour, pendant 39 années, et jusqu’aux labeurs de ses dernières journées de vie, n’être toujours agissante que dans l’ombre d’un autre», témoignait l’abbé Pierre (de son vrai nom Henri Grouès), après son décès en 1982.
«Elle était la tête et lui le cœur», commente Sophie Doudet, dans une récente biographie de l’abbé Pierre 1. Très tôt, Lucie Coutaz a deviné les épreuves à venir, l’énergie de cet homme qu’il faudrait canaliser. «Elle a soupçonné la fatigue, les doutes, les combats et les révoltes: la transgression permanente au nom de la Justice.» Pour lui, cette militante de gauche de 13 ans son aînée, toute «de bonté et de courage», lui était envoyée par Dieu. Elle sera donc sa secrétaire attentive, son administratrice efficace, sa conseillère et confidente, son soutien dans la maladie, ce «si beau don de Dieu à ma vie», comme il l’écrira en 1987 dans une lettre à ses neveux.
Née en 1899 à Grenoble d’un père ouvrier agricole puis cantonnier, Lucie Coutaz est engagée à 16 ans comme secrétaire aux pâtes Lustucru puis chez Cartier-Millon. Mais de terribles douleurs dorsales l’empêchent de soulever les lourds classeurs de facturation. Dans ses souvenirs d’enfance, publiés après sa mort dans la revue Faims et soifs des hommes (n° 66, sept. 1982), elle explique qu’un médecin lui impose «l’immobilité» après lui avoir diagnostiqué le mal de Pott dans les vertèbres dorso-lombaires. «J’ai vécu pendant des années sur une planche. Ce n’était pas drôle», écrit-elle.
Après quatre ans de souffrance, en désespoir de cause, elle se rend à Lourdes. C’était en septembre 1921. «Un certain jour, comme j’étais sortie de la piscine et qu’on m’avait amenée à la grotte, j’ai senti un bien-être extraordinaire, une paix magnifique», confie-t-elle. Elle peut alors abandonner le «carcan» de son corset orthopédique. Le «miracle» n’est pas homologué, mais la conforte dans sa foi. Elle reprend son travail de secrétaire puis devient responsable permanente des syndicats CFTC de l’Isère.
> L’abbé Pierre raconte l’appel du 1er février 1954 <
Pendant la guerre, Lucie Coutaz s’engage à l’Office social de renseignements et devient l’une des plus actives militantes du Comité interrégional de liaison des organisations syndicales chrétiennes, fondées en réaction aux mesures de Vichy. C’est dans ce contexte que l’abbé Pierre, alors vicaire de la cathédrale de Grenoble, lui rend visite en mars 1943, «son chapeau enfoncé sur le nez». «Il m’a dit qu’il faisait secrètement un bulletin pour les jeunes qui avaient pris le maquis, et venait me demander de l’aider», raconte Lucie, alias ›La Chèvre› ou ›Louise› dans la Résistance.
Tandis qu’il fait passer des réfugiés juifs vers la Suisse, elle dactylographie et polycopie plusieurs éditions de L’Union patriotique indépendante. «Dorénavant, on ne parla plus de l’abbé Grouès. On utilisa ses pseudonymes, dont finalement celui de Pierre», souligne-t-elle dans un rare ouvrage de sa plume sur les débuts d’Emmaüs2. L’étau se resserre bientôt sur l’abbé résistant. Il doit quitter Grenoble pour Lyon, Paris et finalement l’Afrique du Nord. Le tandem se recroise par hasard au début 1945 à la gare de Lyon. L’abbé sollicite ses talents de secrétaire pour le seconder dans ses activités d’aumônier de la marine et de conférencier pour le Ministère de l’information. Elle lui donne un «oui, si plein de sacrifices», selon ses termes. Une collaboration mûrement réfléchie, pour la vie.
Lorsque en octobre 1945, l’abbé Pierre est élu député de Meurthe-et-Moselle à l’Assemblée nationale constituante, elle devient son assistante parlementaire. Elle l’accompagne dans les congrès mondialistes et pacifistes et s’implique à titre personnel. Elle s’investit aussi dans les œuvres sociales que le binôme met sur pied, dès 1947, dans une vieille bâtisse de Neuilly Plaisance, rafistolée d’abord en Auberge internationale de jeunesse avant de devenir le premier centre du mouvement Emmaüs. C’est elle qui, en été 1949, en l’absence de l’abbé Pierre alors en congrès en Suède, va accueillir le premier compagnon d’Emmaüs, Georges Legay, un homme désespéré qui voulait se suicider.
Avec elle, l’abbé Pierre va accueillir toujours plus de compagnons, leur rendant leur dignité en les impliquant dans la construction d’abris pour les sans-logis ou en les sollicitant comme chiffonniers. «À leur contact, l’abbé apprend ce qu’est la vraie misère. Le choc a été sans doute rude pour lui. Davantage que pour Lucie Coutaz, moins romantique», observe Pierre Lunel3, qui a consacré plusieurs ouvrages à l’abbé Pierre. C’est avec ces «cabossés de la vie», certains alcooliques et violents, que doit vivre la maîtresse de maison. «Mademoiselle Coutaz en a souffert», témoigne un des premiers volontaires d’Emmaüs.
Mais s’ils la qualifiaient de «terreur» ou de «dragon», ils la respectaient. «Pour une emmerdeuse, c’est une emmerdeuse, Lucie. Mais pour un mec, c’est un vrai mec!» commentait un chiffonnier. C’est devenu sa vie, jusqu’au dernier souffle, en 1982: «Savoir semer sans attendre soi-même les résultats. Accepter que ce soient les autres qui récoltent les fruits de son travail. Cela est à réapprendre tous les jours.» Une incroyable leçon d’humilité. Quand on lui demandait: «Quand êtes vous entrée à Emmaüs?» elle disait en riant: «Bien avant que ça existe!» (cath.ch/lalib/pf/bh)
1- Sophie Doudet, L’abbé Pierre, Ed. Gallimard, 2022.
2- Lucie Coutaz, 40 ans avec l’abbé Pierre, Rééd. Le Centurion, 1989.
3- Pierre Lunel, L’abbé Pierre intime, Ed. Plon, 2023.
Appel de l’abbé Pierre
«Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée…
Chaque nuit, ils sont plus de deux mille recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d’un presque nu. Devant tant d’horreur, les cités d’urgence, ce n’est même plus assez urgent!
Écoutez-moi: en trois heures, deux premiers centres de dépannage viennent de se créer: l’un sous la tente au pied du Panthéon, rue de la Montagne Sainte Geneviève; l’autre à Courbevoie. Ils regorgent déjà, il faut en ouvrir partout. Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s’accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il y ait couvertures, paille, soupe, et où l’on lise sous ce titre «centre fraternel de dépannage», ces simples mots: «Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t’aime.»
La météo annonce un mois de gelées terribles. Tant que dure l’hiver, que ces centres subsistent, devant leurs frères mourant de misère, une seule opinion doit exister entre hommes: la volonté de rendre impossible que cela dure. Je vous prie, aimons-nous assez tout de suite pour faire cela. Que tant de douleur nous ait rendu cette chose merveilleuse: l’âme commune de la France. Merci! Chacun de nous peut venir en aide aux «sans abri». Il nous faut pour ce soir, et au plus tard pour demain: cinq mille couvertures, trois cents grandes tentes américaines, deux cents poêles catalytiques.
Déposez-les vite à l’hôtel Rochester, 92, rue de la Boétie. Rendez-vous des volontaires et des camions pour le ramassage, ce soir à 23 heures, devant la tente de la montagne Sainte-Geneviève. Grâce à vous, aucun homme, aucun gosse ne couchera ce soir sur l’asphalte ou sur les quais de Paris.
Merci!»
Rédaction
Portail catholique suisse
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