Comme le révèlent constamment depuis 1995 les fouilles archéologiques entreprises sur la bande de Gaza, de nombreuses civilisations se sont succédé sur ce territoire: égyptienne, philistine, perse, grecque, romaine, byzantine, ottomane. Mais ce patrimoine archéologique et religieux disparaît sous les bombes, sans que les cris d’alarme de l’Unesco et d’autres scientifiques ou acteurs culturels ne soient entendus par l’armée israélienne.
Point de contact essentiel entre l’Afrique et l’Asie, Gaza a de toujours été un carrefour commercial d’importance. La première ville attestée est Tell es-Sakan, un centre fortifié d’influence égyptienne construit au 4e millénaire av. J.-C. La bande abrite ainsi des centaines de sites archéologiques.
Cette zone côtière s’est aussi retrouvée durant notre premier millénaire sur le chemin du pèlerinage vers Jérusalem depuis le Sinaï. Gaza abrite ainsi, aujourd’hui encore, plusieurs monastères chrétiens et de précieuses mosaïques datant de l’époque byzantine. Faudra-t-il dorénavant parler au passé de tous ces trésors culturels?
Se faire une idée précise des destructions est aujourd’hui très difficile puisque la région est verrouillée et que les ONG et les journalistes sont entravés dans leur travail, mais des dommages sérieux sont régulièrement dénoncés. Depuis octobre 2023, l’ONG Heritage for Peace, qui bénéficie du soutien des gouvernements britannique et espagnol, tente de les recenser et de vérifier les témoignages ou documents qui font état des destructions. Le 7 novembre, elle recensait déjà dix sites dont le devenir est incertain. Selon une autre ONG, Euro-Med Human Rigths Monitor, plus de 150 lieux de cultes endommagés sont dénombrés à ce jour, a rapporté le 29 décembre Le Figaro.
Pour obtenir des informations, l’Unesco, pour sa part, s’en remet aux images satellite d’Unosat, une agence des Nations Unies. Mais celles-ci ne se concentrent que sur neuf sites du patrimoine de Gaza, dont trois mosquées, notamment celle d’Al-Omari, précise de son côté le journal La Croix.
À l’aide de toutes ces informations réunies, une première cartographie des nombreuses destructions du patrimoine à Gaza peut néanmoins être dessinée.
L’église byzantine de Jabaliya, réputée pour ses mosaïques animalières et florales, ainsi que pour ses 17 inscriptions en grec, a disparu. Découvert en 1997, le site avait été fouillé et restauré par l’ONG française Première urgence internationale, avec l’École biblique et archéologique française. Il était ouvert au public depuis 2022. Mais cette église byzantine du 5e siècle, qui jouxtait l’hôpital du camp de Jabaliya, a été totalement détruite par «un bombardement direct» selon Heritage For Peace.
Alors que l’armée israélienne visait, selon ses dires, un centre de commandement du Hamas, l’église grecque-orthodoxe Saint-Porphyre, de la vieille ville de Gaza, bâtie au 12e siècle, a aussi été touchée par ses frappes le 19 octobre. C’était la plus ancienne église de Gaza encore en activité.
Plus au sud, sur le site archéologique de Tel Umm Amer, à Deir el-Balah, le mur d’enceinte de Saint-Hilarion, le plus ancien monastère de Terre sainte, a été endommagé par une frappe à proximité. Les vestiges de ce monastère, dont les premiers bâtiments ont été fondés en 329, s’étendent sur quatre siècles, de la fin de l’Empire romain à la période omeyyade. Dédié à saint Hilarion, originaire de Gaza et père du monachisme palestinien, il comprend cinq églises successives, un baptistère, des bains et des sanctuaires, des mosaïques géométriques complexes et une vaste crypte. Le site, pour le moment, a été relativement épargné. Mais jusqu’à quand?
Parmi les sites religieux et culturels détruits, on trouve aussi des monuments construits à l’époque mamelouke (13e-16e siècle), puis ottomane (16e-20e siècle), comme la mosquée Al-Omari ou les bains Al- Samara.
De ces derniers, il ne reste que peu de choses. Les bains ont disparu sous les bombes, tandis que «la Grande Mosquée» est apparue le 8 décembre 2023 en partie détruite sur des photos fournies par «des médias contrôlés par le Hamas», comme l’a précisé l’agence Reuters. Cette mosquée avait été construite au 7e siècle sur le site d’une église byzantine, avant de redevenir une église à l’époque des croisades, puis d’être transformée, une fois encore, en mosquée sous les Mamelouks et rénovée à l’ère ottomane.
Le palais Basha, bâti au 13e siècle et devenu un musée, a aussi été détruit.
D’autres musées présentent des dommages importants et ont vu disparaître des pièces précieuses de leurs collections historiques, comme celui de de Rafah, dédié à l’enseignement du patrimoine multiculturel de la bande de Gaza, et le musée Al Qarara, qui présente l’archéologie et l’histoire de la région.
Au Nord, le Wadi Gaza, un cours d’eau dont les berges ont fait l’objet d’une restauration achevée en 2022, ainsi qu’une nécropole de 130 tombes romaines découverte il y a deux ans ont été pris sous les frappes. C’est aussi le cas du port antique d’Anthédon, autour duquel se superposent des vestiges des époques perse, grecque et romaine.
Comme en témoigne plusieurs archéologues dans la presse internationale, les Gazaouis sont très attachés à leur patrimoine. «Ils se sont toujours montrés «sensibles à la beauté qui sortait de terre, à toutes les marques d’intelligence qu’ils découvraient chez leurs ancêtres, aux témoignages forts du christianisme et de l’islam», déclare dans La Croix Jean-Baptiste Humbert, chargé de l’archéologie à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, qui a lui-même contribué à mettre au jour plusieurs sites à Gaza.
Ces destructions sont pour les Gazaouis un lourd deuil à porter. D’autant plus que ce patrimoine représente aussi pour eux un enjeu stratégique, puisqu’il est susceptible de démontrer l’ancienneté d’un peuplement et, partant, une légitimité à l’habiter, explique encore Jean-Baptiste Humbert. «L’archéologie leur a montré ce qu’ils savaient confusément, que leur peuple repose sur le socle ancien du Proche-Orient, à la formidable cohérence et dans une continuité sans faille.» «Tout semble montrer qu’on veut effacer l’histoire», lâche de son côté dans Le Courrier du 4 janvier l’archéologue genevois Marc-André Haldimann.
Grand connaisseur de la région, chercheur associé à l’Université de Berne, celui-ci a été l’un des principaux protagonistes de l’exposition Gaza à la croisée des civilisations, présentée au Musée d’art et d’histoire de Genève en 2007. Les 530 objets qui y avaient été exposés, et qui racontent la richesse de l’histoire plurimillénaire de cette bande côtière, sont entreposées depuis au Port Franc de la ville, leur sécurité sur place ne pouvant être garantie. Maigre consolation…
Journaliste à The Guardian, Nesrine Malik a posé le 18 décembre dernier cette question, «qu’est-ce qui fait un peuple?», et son douloureux corollaire, «qu’est-ce qui l’efface?» La mosquée Omari n’était pas seulement 4000 m2 d’histoire, d’architecture et de patrimoine culturel, elle était aussi «un lieu vivant de pratique et de culte». Et l’église Saint-Porphyre «servait à abriter des personnes déplacées, parmi lesquelles des Gazaouis appartenant à [l’une des] plus vieilles communautés chrétiennes du monde, qui remonte au Ier siècle», rappelle-t-elle.
Des bibliothèques et des musées sont rasés, et les documents qui ont brûlé laissent un vide dans les mémoires. Mais c’est aussi la culture de demain qui meurt sous les bombardements, se désole la journaliste d’origine soudanaise . «À Gaza, des artistes, des musiciens, des poètes et des romanciers prospéraient, comme c’est naturellement le cas quand un peuple a la possibilité de s’exprimer, même dans des circonstances difficiles. Eux aussi, ils disparaissent.» (cath.ch/Le Figaro/La Croix/Le Courrier/The Guardian/lb)
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/gaza-destruction-du-patrimoine-culturel-et-de-la-memoire-dun-peuple/