Pour la seule Suisse romande, 91 victimes d’abus sexuel se sont signalées, dont 40 femmes et 51 hommes, une majorité auprès du Groupe SAPEC, de la CECAR (63 victimes). Les cas sont anciens et prescrits (voir encadré). Cath.ch a collecté les données fournies par les différentes instances qui ont recueilli les témoignages des victimes. Au-delà des chiffres, cath.ch a interrogé trois personnes en première ligne dans l’accueil des personnes annoncées depuis le 12 septembre.
«Dès le 13 septembre au matin, le téléphone a sonné toutes les dix minutes», témoigne Marie-Jo Aeby, vice-présidente du Groupe SAPEC, l’association d’aide aux personnes abusées dans une situation d’autorité religieuse. Le chiffre que cath.ch a obtenu n’est pas exhaustif. Le nombre donne toutefois une tendance pour la Suisse romande, trois mois après la conférence de presse durant laquelle les chercheurs de l’Université de Zurich, mandatés par la CES, la RKZ et l’Union des Supérieurs Majeurs religieux de Suisse, ont annoncé 1002 cas sur 921 victimes pour 510 auteurs.
Brigitte Ansermet, secrétaire et administratrice de la CECAR, relève que, depuis le 12 septembre, les demandes ont fortement augmenté. Les comités qui reçoivent les victimes ont dû être partagés. Habituellement, composés de trois personnes qui officient dans les domaines social, psychologiques et juridique, les comités ont été ramenés à deux membres pour avancer dans le traitement des cas.
Au-delà des chiffres, se joue un élément très important. Des hommes et des femmes osent parler auprès des instances officielles après des décennies de silence. «Les victimes d’abus sexuels ne parlent pas du ‘jour au lendemain’», explique Marie-Jo Aeby. Souvent, l’appel téléphonique, ou le mail que la personne envoie, est l’aboutissement d’un long cheminement. Les personnes s’en sont parfois ouvertes à des proches qui leur conseillent de s’annoncer, précise-t-elle, «et vous n’imaginez pas l’énergie qu’il faut pour franchir le pas!»
La publication de l’étude pilote de l’Université de Zurich a été un déclencheur pour nombre de personnes abusées. «Parfois, un cas cité dans les médias peut être aussi l’élément qui va décider la personne à se manifester.» Le lendemain des révélations concernant l’Abbaye de Saint-Maurice, trois personnes se sont annoncées auprès du Groupe SAPEC, mais une seule d’entre elles était liée à l’abbaye, indique Marie-Jo Aeby. Rita Menoud, collaboratrice à la Commission pour les abus sexuels en contexte ecclésial (CASCE) du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF), évoque deux personnes qui s’étaient annoncées, pour des abus dans le diocèse, suite à la publication, en octobre 2021, du rapport de la CIASE, en France.
Chaque cas est unique et chacun s’annonce à sa manière. La CASCE du diocèse de LGF reçoit la majorité des signalements par mail, plus rarement par courrier ou par téléphone. «Cela peut être un mail contenant quelque détails, sans même que le nom de l’auteur soit mentionné. C’est une manière pour les personnes de déposer ce qu’elles ont vécu», analyse Rita Menoud qui précise que certaines d’entre elles, parfois en fin de vie, ne souhaitent pas être recontactées. «Nous accusons toujours réception et répondons en indiquant les structures vers lesquelles elles peuvent s’adresser si elles souhaitent être prises en charge par une instance indépendante: le Groupe SAPEC, La CECAR, ou encore les centres LAVI (Loi d’Aide aux Victimes d’Infraction).
Rita Menoud pointe le manque d’informations des victimes. «Elles n’ont souvent pas connaissance des organismes impliqués dans le recueil du témoignage des victimes, ni des démarches qu’elles peuvent entamer et des réparations qu’elles peuvent obtenir.» Marie-Jo Aeby accueille, mais surtout oriente les victimes. «Si elles veulent témoigner et raconter ce qui leur est arrivé en vue d’une reconnaissance officielle de l’Eglise ou d’une indemnisation, je les oriente alors vers la CECAR ou les centres LAVI, afin qu’elles n’aient pas à répéter leur histoire. Redire les abus qu’elles ont subis est très pénible.»
«Les personnes qui s’annoncent ne souhaitent pas a priori une rencontre. Elles ont d’abord besoin d’être entendues et surtout qu’on les croie», souligne Marie-Jo Aeby. Ce que confirme Rita Menoud: «En s’annonçant, elles ont peur d’être mal reçues, qu’on ne les croie pas». Elle cite le cas de cette femme de 70 ans qui, ayant dénoncé les agissements d’un prêtre durant un camp de vacances à l’âge de huit ans, s’est faite gifler par ses parents et n’a plus jamais parlé. «La figure du curé était tellement sacrée…», ajoute Brigitte Ansermet de la CECAR.
Le contact est fragile, certaines victimes parlent pour la première fois, «mais il faut oser poser des questions pour obtenir des détails qui peuvent s’avérer importants pour la suite et pour situer l’état émotionnel de la victime. C’est aussi leur témoigner du respect», précise Rita Menoud, qui a travaillé à la police judiciaire fribourgeoise, dans la brigade mœurs et maltraitances sur enfants. Un canevas d’entretien a même été élaboré, afin de recueillir le plus d’éléments possible pour ne pas devoir resolliciter la victime. «Même des années après les faits, il arrive que des victimes soient encore en lien avec leur agresseur, souligne-t-elle. Certaines se rendent parfois à leurs obsèques.»
La plupart des victimes éprouvent avant tout la nécessité de témoigner de ce qui leur est arrivé. «Elles ont aussi un fort besoin de comprendre comment cela a pu se produire», explique Brigitte Ansermet. Elles demandent presque toujours l’accès au dossier du prêtre pour voir s’il y a d’autres victimes, ce qui les soulage lorsque c’est le cas: les faits étayent leur témoignage, c’est très important pour elles. «En effet, renchérit Rita Menoud, les victimes sont soulagées d’être entendues formellement. Et lorsque nos recherches mettent au jour plusieurs victimes d’un même agresseur, la victime qui est entendue ou qui vient consulter le dossier se sent moins seule et estime que son témoignage aura plus de poids. D’où ce besoin d’être crue.»
L’argent n’est de loin pas la motivation principale des personnes qui s’annoncent auprès des différentes instances. «Dans 80% des cas, les personnes veulent être d’abord entendues, reconnues comme victime. La demande d’indemnisation peut venir dans un deuxième temps», relate Rita Menoud. Cela sert au remboursement d’une partie des frais médicaux et thérapeutiques liés au traumatisme subi et aux conséquences d’un abus qui s’étirent sur toute une vie. «Des victimes souhaitent parfois que l’argent soit reversé à des œuvres caritatives», complète Brigitte Ansermet. L’indemnisation est symbolique, mais elle participe à la réparation et à la reconnaissance, tout comme une rencontre avec l’évêque du diocèse où était incardiné le prêtre et l’accès au dossier de ce dernier. Et, ajoute la secrétaire de la CECAR, 90% des victimes souhaitent être accompagnées lors de la rencontre avec l’évêque.
Le Groupe SAPEC transmet systématiquement les cas à l’équipe de recherche de l’Université de Zurich. Ce qui n’est pas le cas à la CASCE, «mais les dossiers sont instruits ou enrichis, selon les cas, et mis à disposition des historiens lorsqu’ils viendront consulter les archives pour la suite de l’étude», détaille Rita Menoud. «A la CECAR, nous avons effectué des démarches dans ce sens et transmettrons l’information à à Zurich systématiquement», indique Brigitte Ansermet.
Concernant d’éventuelle dénonciations calomnieuses, Marie-Jo Aeby évoque un cas unique en 14 ans d’activité: «La personne ne voulait pas s’identifier, elle a donné une adresse mail fantaisiste et les propos étaient très virulents contre le prêtre qu’elle accusait, loin de ce que nous recueillons habituellement». A la CECAR, il n’y quasiment pas de risques, «puisque nous n’entrons en matière que sur des cas prescrits. Les personnes doivent s’identifier et nous les recevons pour les entendre si elles souhaitent obtenir une indemnisation», indique Brigitte Ansermet.
Les victimes sont de plus en plus nombreuses à sortir de leur silence, «mais on ne s’habitue pas, c’est impossible, lance Brigitte Ansermet. Je suis encore surprise de voir le degré de perversion de certaines situations.» L’audition des récits est difficile, «mais si cela permet d’aider et d’accompagner des victimes, cela m’aide à garder la distance». (cath.ch/bh)
Plus de cas enregistrés à la CECAR et au Groupe SAPEC
Cath.ch a collecté les données fournies par les différentes instances. Le chiffre n’est pas exhaustif. Il faut admettre une faible marge d’erreur, l’une ou l’autre victime ayant pu s’annoncer auprès du groupe SAPEC et ayant finalement poursuivi une démarche d’indemnisation avec la CECAR.
Groupe SAPEC: aussi des protestants
Le Groupe SAPEC signale, pour l’Eglise catholique, 16 hommes et 3 femmes, mineurs au moment des faits (prescrits). Suite aux révélations concernant l’Abbaye de Saint-Maurice, 6 hommes, mineurs au moment des faits, se sont signalés. Les cas sont prescrits.
Marie-Jo Aeby indique également qu’elle a reçu 11 témoignages de victimes appartenant à l’Eglise évangélique réformée: 7 femmes et 4 hommes mineurs au moment des faits, les cas sont prescrits. Il y a également 3 femmes adultes dont les cas ne sont pas prescrits, respectivement dans l’Eglise évangélique réformée, l’Eglise évangélique et l’Eglise adventiste. Ces cas ne sont pas comptabilisés dans l’enquête.
«La très grande majorité des situations évoquées le sont par des femmes qui parlent de leur mari, frère, père, oncle, ami. Ce ne sont pas les victimes hommes elles-mêmes qui nous ont contactées. Il faut préciser que certaines victimes sont aujourd’hui décédées. Le besoin de déposer l’information pour qu’elle soit prise en compte dans l’étude des chercheur.ses de l’Université est la plupart du temps la raison du témoignage de ces cas prescrits», précise Marie-Jo Aeby
CECAR :
La CECAR a reçu, depuis le 12 septembre, 18 nouvelles requêtes venant de 10 femmes et 8 hommes. Brigitte Ansermet mentionne, de plus, 20 témoignages (10 femmes et 10 hommes): des personnes qui ont envoyé un message signalant qu’elles ont subi un abus en Eglise, mais qui ne souhaitent pas pour l’instant entreprendre de démarche auprès de la CECAR. Les personnes victimes avaient, pour la majorité d’entre elles, entre 6 et 14 ans au moment des faits, qui se sont déroulés, pour la plus grande partie, dans les années 1970 et 1980.
Région du Jura Pastoral (données fournies par le diocèse de Bâle):
8 victimes d’abus sexuel se sont annoncées auprès du diocèse de Bâle pour la région du Jura pastoral dont 4 hommes et 4 femmes. 7 des 8 cas sont prescrits et dans six cas, les victimes étaient mineures au moment des faits. Il y a deux cas de harcèlement sexuel, les autres types d’abus ne sont pas précisés. Deux autres femmes ont signalé un abus, mais qui n’est pas un délit sexuel.
Commission Abus Sexuel en Contexte Ecclésial du diocèse LGF:
13 victimes dont 8 femmes et 5 hommes. 4 cas sont hors diocèse et un autre hors de Suisse. La plupart des cas concernent des attouchements, précise Rita Menoud, il y a un cas de contrainte d’ordre sexuel. Les faits concernent les années 1950, 1970 et 1980, certaines victimes ayant subi des abus durant une période de quatre ans. Les cas sont prescrits.
Commission «Abus sexuel en contexte ecclésial» du diocèse de Sion :
Sept victimes se sont annoncées auprès de la Commission diocésaine: cinq femmes et deux hommes, annonce Claude Bumman, président de la commission diocésaine. La plupart des cas concernent des attouchements et des relations sexuelles sous emprise. Tous les faits sont prescrits au plan pénal. Ils se sont déroulés dans les années 1950, 1960 et 1970. Des cas remontent à 1970, 1977, 1999 et 2007 pour le plus récent. Dans un cas, les faits se sont déroulés dans le diocèse, mais le prêtre étant d’origine étrangère, le dossier est instruit à l’étranger. BH
Bernard Hallet
Portail catholique suisse
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