L’emprise en contexte religieux: décryptage d'un mécanisme complexe

Une psychiatre, des juristes et des théologiens ont tenté de décortiquer, les mécanismes de l’emprise dans le contexte religieux lors d’une journée d’étude, organisée le 17 novembre 2023 par le groupe SAPEC et la faculté de théologie de l’Université de Fribourg.

Devant une centaine de participants venus de Suisse romande et au-delà, les divers intervenants ont proposé leur approche de l’emprise. cath.ch a retenu la psychiatrie, le droit et la théologie.

«Aie confiance, crois en moi, que je puisse veiller sur toi»

Pour la pédopsychiatre Marie-Noëlle Tardy, étudier les causes de l’emprise n’est pas chercher des excuses. | © Maurice Page

«Aie confiance, crois en moi, que je puisse veiller sur toi», chante Kaa, le serpent, au jeune Mowgli. Cette séquence du film le Livre de la jungle de Walt Disney, que tout le monde a en tête, illustre bien le mécanisme de l’emprise, explique Marie-Noël Tardy.

Pour la pédopsychiatre, l’emprise passe par quatre stades. Le premier est le repérage et la prise de contact, le prédateur, qui par ailleurs peut être quelqu’un d’estimé, jette son dévolu sur une victime. La deuxième étape est la séduction, la victime se sent valorisée, sélectionnée, initiée et cède aux avances de l’abuseur. La phase d’emprise proprement dite, c’est-à-dire l’appropriation de l’autre, est la troisième. La personne est poussée à accomplir des actes qu’elle ne veut pas, parfois dans le domaine intime et sexuel, mais pas nécessairement.

Vient enfin la destruction qui peut conduire au harcèlement, à la dépression, voire au suicide. Là aussi les mécanismes sont connus: isolement, peur, chantage, privations, violence physique ou sexuelle, confusion etc.

«L’abuseur présente fréquemment un moi clivé. Il n’a souventz pas d’empathie réelle. Il manipule»

Marie-Noëlle Tardy

Les psychologues ont établi une série de critères pour permettre de déterminer l’emprise et la manipulation, sous les apparences de la sympathie et de la gentillesse, voire de la vertu et de la sainteté dans le domaine religieux. L’abuseur est souvent une personnalité clivée ayant été victime elle-même d’abus, incapable de véritable empathie.

Fragilités externes

Toute une série de facteurs de fragilité externe peuvent intervenir dans le système d’emprise: la séparation, le deuil, la maladie, la dépendance, l’inexpérience, les carences affectives, le manque de confiance en soi, l’absence de prévention ou simplement parfois le hasard d’une rencontre.

Dans le cadre familial, et c’est là qu’elle est la plus fréquente, Marie-Noëlle Tardy qualifie l’emprise comme «le refus de reconnaître et d’honorer ses dettes». Au delà des petites manipulations du quotidien sur le thème du chantage et de la récompense, l’emprise survient lorsque des personnes sont utilisées par l’autre. Elle est souvent si forte qu’il est difficile de s’en défaire. Certaines études montrent que dans les couples en proie à la violence conjugale, il faut pas moins de sept tentatives avant de rompre définitivement.

Rétablir les limites, ne pas chercher d’excuses

Pour en sortir, il faut d’abord repérer l’emprise. C’est souvent un regard externe qui le permet. Il faudra ensuite la reconnaître, en parler, dénoncer. Un soutien psychologique et juridique pourra être nécessaire ou utile. Rétablir des limites, ne pas chercher des excuses, rompre vraiment, sont des mesures indispensables, insiste Marie-Noëlle Tardy.

La pédopsychiatre dénonce enfin le large déni social qui couvre l’emprise dans le cadre familial et le très difficile aveu de la pédocriminalité. Il s’agit donc de développer encore beaucoup plus sérieusement la protection des enfants.

«Le code pénal suisse ne connaît pas la notion d’emprise»

L’avocate Joëlle de Rham-Rudloff conseille de toujours déposer plainte | © Maurice Page

Le code pénal suisse ne connaît pas la notion d’emprise. Ce qui ne veut pas dire que les juges ne tiennent pas compte de ces situations, explique Joëlle de Rham-Rudloff.

Pour l’avocate pénaliste qui défend des victimes d’abus, mais aussi des agresseurs, l’ordre juridique suisse est aujourd’hui assez correctement outillé pour prendre en charge les cas d’abus. Depuis quelques années, la place accordé aux droits des victimes s’est largement développée.

Si l’emprise n’est pas définie légalement, les actes qui en découlent peuvent constituer des délits dans divers domaines. L’intégrité physique et sexuelle n’est pas le seul. On peut aussi penser aux délits économiques, comme le vol, l’escroquerie, le détournement de fonds, le travail forcé, ou encore des atteintes à la personnalité comme la diffamation, l’insulte, l’usage abusif des publications sur les réseaux sociaux, ou le non respect du secret du courrier.

La question du consentement

L’emprise est un rapport de domination sur une personne qui lui fait subir ou commettre des actes non voulus. Lors d’un procès, l’examen du consentement sera donc central. Aujourd’hui, la jurisprudence admet largement le cas de violence psychologique, d’abus de détresse qui invalident un consentement, sans qu’un refus explicite ne soit nécessaire. A l’avenir la justice devrait également considéré un éventuel état de sidération.

Divers autres facteurs vont aussi intervenir comme l’âge de la victime, le lien familial ou de dépendance, l’usage de l’alcool ou de drogue.

Dans le cadre d’emprise dans le domaine religieux, on peut y ajouter des croyances déviantes, le culte du secret, le poids du groupe, la loi du silence, un rapport biaisé à la sexualité, une position inférieure accordée aux femmes et aux enfants, la menace de l’exclusion…

Dans le cas des crimes sexuels, l’avocate rappelle qu’en droit suisse, tout acte sexuel commis sur une personne de moins de 16 ans est punissable. Cette protection s’étend jusqu’à 18 ans en cas de lien de dépendance (notamment envers un prêtre ndlr) et pour les adultes vulnérables.

La dénonciation reste essentielle

La dénonciation de la victime joue un rôle essentiel dans une procédure pénale, même si de nombreux crimes sont poursuivis d’office. C’est une démarche souvent difficile, reconnaît Joëlle de Rham. Car elle oblige à ›revivre’ les situations d’abus et à dépasser la honte.

«Au-delà de la complexité des situations individuelles, des réponses juridiques existent.»

Joëlle de Rham-Rudloff

Une fois la machine judiciaire pénale activée, c’est l’Etat qui la prend en charge, y compris les frais. L’Etat peut aussi ordonner une arrestation, une détention de l’auteur présumé, des perquisitions, des écoutes téléphoniques etc. Enfin le procès débouchera sur une sanction et un inscription au casier judiciaire.

La loi sur l’aide aux victimes LAVI

Depuis 2007, la loi fédérale sur l’aide aux victimes (LAVI) a apporté toute une série de droits spécifiques: le droit d’être informé, le recours aux centres LAVI cantonaux, la non-confrontation avec l’agresseur, la possibilité d’un procès à huis clos, l’assistance d’un avocat et d’une personne de confiance, le droit d’être entendu par une personne du même sexe, l’information sur la remise en liberté de l’agresseur. Pour les enfants les directives sont encore plus strictes notamment sur les protocoles d’interrogatoire.

Enfin, le procès pénal permet aussi de faire valoir des prétentions civiles en matière de dédommagements et de tort moral.

Dénoncer dans tous les cas

Au-delà de la complexité des situations individuelles, des réponses juridiques existent, estime Joëlle de Rahm. Depuis quelques années, la parole se libère, des associations de victimes se sont constituées et l’appareil judiciaire est plus attentif.

Dans tous les cas l’avocate conseille de déposer une plainte. Même si les faits peuvent sembler prescrits, certains ne le sont peut-être pas. Avant de prononcer une ordonnance de non-entrée en matière, le procureur tiendra compte du fait qu’il y a peut être d’autres victimes, que les faits se sont déroulés sur un longue période. «Ce n’est pas perdu d’avance!» Même si un procès pénal reste quelque chose de lourd, de long et d’éprouvant, il peut participer à la reconstruction d’une personne.

«L’emprise est une toile d’araignée»

Pour le chercheur Matthieu Poupart, l’entre-soi clérical est un danger | © Maurice Page

Matthieu Poupart a participé durant un an à un groupe de travail pluridisciplinaire post-Ciase destiné à analyser la causalité des abus et leur caractère systémique. Avec des théologiens, des représentants des sciences humaines et du domaine de la santé.

Aujourd’hui collaborateur de l’hebdomadaire français La Vie, membre du collectif ‘Agir pour notre Eglise’ il voit cette causalité non pas comme un domino mais plutôt comme une toile d’araignée. Le groupe de travail a identifié trois ensembles à l’intersection desquelles se situent l’abus l’emprise et la violence: le corporatisme du clergé, l’asphyxie de l’entre-soi et des conceptions morales perverses.

Le refus d’assumer le pouvoir

Pour le chercheur, un des points fondamentaux est paradoxalement le ‘refus d’assumer le pouvoir’ même si l’Eglise est un système hiérarchique. En fait, en se cachant souvent derrière la notion de service, on évite de discuter du pouvoir dont l’exercice devient ainsi hors de contrôle. Ce déni est non seulement largement véhiculé dans l’Eglise, mais il est valorisé.

Le corporatisme du clergé n’est en soi pas mauvais dans le sens où il s’agit de la défense d’intérêts catégoriels, il le devient au moment où par une solidarité indue, il se fait complice du mal et dérive vers un cléricalisme.

«Le célibat n’est pas une formidable aventure héroïque, mais une fragilité.»

Matthieu Poupart

Sacralisation du prêtre

Le monopole de la corporation sur les sacrements et par là sur la reconnaissance institutionnelle débouche sur la sacralisation des prêtres. Cette sacralisation est souvent utilisée par les prédateurs pour commettre ou justifier leurs crimes. Celle elle qui préside aussi à un aveuglement de l’Eglise et de la société sur les situations de danger ou d’abus.

Matthieu Poupart rappelle le récit des Actes des apôtres (14 8-16). Paul et Barnabé après avoir accompli des miracles à Lystres, sont acclamés par la foule comme des dieux. «Nous sommes des hommes pareils à vous» répondent -ils fermement.

Par le même effet pervers, on a longtemps considéré (et c’est encore la cas dans le droit canon) que la profanation d’un sacrement est un crime plus grave que la profanation d’une personne.

Le célibat n’est pas la cause des abus

Matthieu Poupart refuse cependant l’idée largement véhiculée selon laquelle la frustration sexuelle liée au célibat pousserait les prêtres à devenir des prédateurs. «Cela ne tient clairement pas au regard des sciences humaines et de l’expérience.» Même si le célibat ne doit pas être vu comme une ‘formidable aventure héroïque’ mais plutôt comme une fragilité et une vulnérabilité. Le chercheur prend le problème par un autre bout. Celui de ‘homogénéisation du clergé’. Tous formatés dans le même moule, le prêtres auront une tendance au corporatisme et à la dévalorisation des laïcs et des femmes.

L’asphyxie de l’entre-soi

L’entre-soi, trop souvent maintenu en Église, provoque lui aussi toute une série d’effets pervers: autoréférencement, diabolisation du regard extérieur, culture du secret, inaptitude à altérité, réflexes défensifs.

Le facteur commun dépend de conceptions morales perverses avec le dévoiement de l’Ecriture et de la Tradition, le ‘nivellement’ des fautes et la culpabilisation des victimes. Une pensée théologique mal ajustée a permis les abus des frères Philippe. Quand ils invitaient des femmes à prier, la tête sur leur poitrine dénudée, elles avaient l’idée que «la poitrine du prêtre est un autre tabernacle». De là à aller plus loin, la limite est vite franchie. «Dans cette sacralisation du corps du prêtre, il y a quelque chose qui pue!» tranche Matthieu Poupart.

Pour en sortir, certains prônent ou rêvent d’un démantèlement de l’Eglise. Ce n’est pas l’avis de Matthieu Poupart qui défend la diversité et l’altérité des regards entre sexes et états de vie. (cath.ch/mp)

La journée a également permis d’écouter les contributions du Père Laurent Lemoine auteur de Désabuser se libérér des abus spirituels et d’Astrid Kaptijn, professeur de droit canon à l’Université de Fribourg sur les attentes des victimes face au droit canonique.

Maurice Page

Portail catholique suisse

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