Marie-Laure Durand: «Gouverner les singularités»

Aujourd’hui, le concept de gouvernance fait débat, même au sein de l’Eglise. La théologienne Marie-Laure Durand était invitée, le 14 novembre 2023, pour la formation des agents pastoraux de l’Eglise catholique romaine à Genève (ECR). Elle a proposé des pistes pour repenser la gouvernance en Église, à la lumière de la singularité de chaque chrétien.

Myriam Bettens pour cath.ch

«Quand Dieu met Adam dans le Jardin, Il lui dit de le ‘gouverner’ au sens romand du terme [affourager et soigner le bétail, ndlr]», lance Marie-Laure Durand, théologienne et philosophe à l’Institut catholique de la Méditerranée, à Marseille. Cette définition de la gouvernance, appliquée au bétail, ne manque pas de faire sourire quelques participants présents le 14 novembre, à la paroisse de la Sainte Trinité, à Genève. «Cette acception, qui nous vient du terroir, est intéressante, car il se joue dans la gouvernance d’aujourd’hui un nécessaire retour au «prendre soin» (sous-entendu dans la définition romande de ‘gouverner’ le bétail, ndlr)».

Lien entre ordination et gouvernement

«Aujourd’hui, la question de la gouvernance fait débat», rappelle Michel Colin, adjoint de la représentante de l’évêque et modérateur de la soirée. Et pour cause, le droit canon insiste sur le lien entre gouvernement et ordination (art. 129, § 1). L’aptitude à diriger serait donc liée au sacrement reçu et non aux compétences individuelles des personnes. De fait, cette situation se heurte à une réalité sociologique, celle de la diminution des vocations sacerdotales et à l’évolution des mentalités. Face à ce constat, la théologienne et philosophe propose de sortir d’un mode de pensée où la «verticalité de la gouvernance» fait encore trop souvent foi, pour se tourner vers une vraie prise en compte de la communauté dans «son horizontalité».

Angoissés de la liberté

De manière plus globale, la conférencière analyse les écueils de gouvernance à la lumière des changements sociétaux. «En Occident, nous sommes devenus des individus». Notre société est passée d’un modèle traditionnel où le supérieur décidait pour ses citoyens, à une société d’individus dans laquelle la personne se détermine librement. «Ce qui ne peut être choisi devient donc d’autant plus insupportable», note Marie-Laure Durand. Elle souligne également que les appartenances des individus ne sont plus contraignantes. Les référentiels, non plus, ne sont plus fixes. D’un côté les personnes peuvent «inventer les critères et la manière d’être homme, femme, parent», mais de l’autre, «ils se retrouvent confrontés à des problèmes d’identité avec une fatigue d’être soi et une angoisse de la liberté». Le radicalisme peut devenir alors un refuge à cette obligation permanente de choisir.

Changement anthropologique

Ce changement anthropologique s’est premièrement déployé au sein de la vie privée avant de déborder, de facto, dans le domaine ecclésial, car les individus «peuvent se relier à Dieu de manière personnelle et non plus du fait de leur appartenance». De plus, «le besoin d’être acteurs de son existence» les a aussi amenés à décider pour eux-mêmes de la pertinence du baptême de leurs enfants, du mariage ou encore du divorce. Thématiques jusqu’alors gérées par l’Eglise, ce qui vient «perturber la gouvernance», jusqu’alors indiscutable. Marie-Laure Durand rassure toutefois son auditoire: «La participation n’est jamais en contradiction avec la synodalité. Au contraire, ce que l’Eglise a mis en mouvement n’est qu’un retour à la Tradition».

Une individuation catho-compatible

«La participation peut se penser à plusieurs niveaux. Celui de l’information, de la réflexion et de la décision». Or, au premier niveau déjà, nous rencontrons un sérieux blocage, car «l’information, c’est du pouvoir». Retenir ce qui devrait être transmis permet de conserver l’ascendant. Cela réinterroge également le concept de subordination, «faisant partie intégrante du scandale des abus dans l’Eglise». Cette dissymétrie n’ayant, d’ailleurs, pas lieu d’être au vu «du statut de prêtre, prophète et roi de chaque baptisé».

D’un point de vue ecclésial, «il est impossible de faire communauté sans dialogue», le partage de l’information permet donc «de donner une place à l’autre et de le reconnaître dans son individualité», mais cela demande une «éducation à recevoir cette information tout en discernant si les gens sont capables de le supporter». De plus, la formation même de cette communauté se heurte à sa remise en question la plus importante: «Ne peut-on pas faire communauté ailleurs que dans l’Eglise?», une ‘Eglise’ hors de l’Eglise, en somme.

Tenir compte de chacun

La conférencière estime que l’Eglise ne pourra faire l’impasse d’une réelle réflexion sur la place qu’elle est prête à octroyer à chacun, en prenant compte ses spécificités. Par ailleurs, et «c’est une bonne nouvelle», elle estime que le christianisme est certainement la tradition religieuse la plus apte à mener ce travail de fond. «Dans la Bible, on ne va à l’universalité qu’à partir de la singularité. Il n’y a de révélations qu’à partir de singularités. En d’autres termes, c’est parce que ces personnes acceptent ce qu’elles sont, que la révélation peut avoir lieu». (cath.ch/myb/mp)

Rédaction

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