Julienne (prénom fictif) était battue et maltraitée. A 7 ans, elle n’allait pratiquement pas à l’école. Tout son temps était occupé à effectuer des travaux ménagers dans sa famille «d’adoption». Julienne était en «domesticité», comme on dit en Haïti. Une pratique répandue dans ce pays des Caraïbes qui fait que des familles très pauvres «placent» des enfants dans des foyers plus aisés. Ceux-ci les exploitent très souvent. Mal nourris, parfois maltraités voire battus, ils sont empêchés de recevoir une éducation valable et de se construire un avenir.
Julienne a heureusement été repérée par le Foyer Maurice Sixto (FMS). Après des négociations avec sa famille «d’accueil», elle a pu intégrer l’école du centre, situé dans la commune de Carrefour, une banlieue populaire de Port-au-Prince. «Aujourd’hui, Julienne est une jeune fille très bien éduquée et épanouie, qui participe à de nombreuses activités du FMS, notamment par son témoignage pour la sensibilisation des enfants», explique Colette Lespinasse.
L’Haïtienne née en 1962 est responsable du centre pour les partenariats. Le Foyer Maurice Sixto a été fondé en 1989 par le prêtre catholique Miguel Jean-Baptiste. Aujourd’hui, il s’agit d’une ONG sans lien avec l’Eglise, même si elle collabore régulièrement avec des institutions catholiques. Le centre de jour (aucun enfant ne dort sur place) s’occupe principalement de sortir les enfants de la domesticité. Il bénéficie notamment du partenariat des organisations fribourgeoises «Les Amis d’Haïti» et «Fribourg solidaire». Ces associations ont invité Colette Lespinasse à présenter l’activité du FMS, le 20 octobre 2023, à Fribourg. cath.ch l’a rencontrée à cette occasion.
«Ce sont des histoires comme celles de Julienne qui me poussent à continuer, assure-t-elle. Il y a tellement de cas semblables en Haïti, où les enfants sont les premières victimes de la pauvreté…» La coopérante décrit en effet une situation «extrêmement grave» dans le pays. Un Etat pratiquement inexistant et corrompu ne fait rien pour empêcher les gangs de proliférer et de faire régner une loi de terreur, principalement à Port-au-Prince. Les groupes armés s’affrontent régulièrement dans les rues, qui sont devenues très dangereuses. Cette insécurité chronique plonge la population encore plus dans la pauvreté. «75% de l’économie en Haïti est informelle. Ce sont des gens qui vont vendre des marchandises dans la rue et dans les marchés. De peur de se prendre une balle perdue, ils renoncent souvent à y aller, d’où une importante perte de ressources.»
Les gangs contrôlent également les axes routiers, rançonnant les transporteurs, ce qui perturbe l’alimentation des villes et fait encore grimper les prix des denrées. La fermeture récente de la frontière avec la République dominicaine voisine, par laquelle transite une grande partie de la nourriture importée, a été un coup dur supplémentaire.
Dans son rapport de septembre 2023, l’UNICEF indiquait que plus de trois millions de personnes en Haïti avaient besoin d’une aide humanitaire urgente. Un chiffre encore jamais atteint. La moitié sont des enfants, qui sont considérés comme courant «un danger extrême». Les déplacements de populations consécutifs aux violences augmentent encore la précarisation, la désocialisation et la déscolarisation. Et les enfants en domesticité sont d’habitude tout au bout de cette chaîne.
Le FMS collabore avec la commission Justice et Paix de l’Eglise catholique pour repérer ces enfants, notamment à travers des «comités de quartier pour la protection des enfants.» Ses membres parcourent les rues, se postent près des points d’eau et des marchés, tentant d’identifier des enfants en train de travailler. «Une fois qu’ils ont été identifiés, nous approchons les familles ‘d’accueil’. Il s’agit tout d’abord de faire un travail de sensibilisation, explique Colette Lespinasse. Souvent, ces familles n’ont pas forcément l’impression de faire quelque chose de mal, puisque ‘cela se fait’».
La pratique de la domesticité est en effet très ancienne et ancrée dans les mœurs. Elle existe probablement depuis l’indépendance du pays (1804). Elle a été rendue possible par l’extrême pauvreté et une structure sociale favorisant «l’exclusion et la discrimination», assure la responsable du FMS. «Mais la solidarité existe aussi, remarque-t-elle. Ce ne sont pas tous les cas de domesticité qui sont négatifs. Certaines familles traitent très bien les enfants dont ils ont la charge.»
Dans les cas où cela se passe mal, les collaborateurs du foyer utilisent plusieurs approches. Ils essayent tout d’abord de discuter avec la famille pour lui faire comprendre que la situation n’est pas «normale». «Souvent, les gens finissent par se rendre compte que ce qu’ils font viole les droits de l’enfant.» «Une prise de conscience qui tend à croître dans la population», se réjouit Colette Lespinasse. Les familles acceptent alors d’envoyer les enfants dans le centre pour qu’ils puissent y suivre le programme. Outre une scolarité adaptée, le FMS leur permet d’avoir au moins un repas chaud par jour, de pouvoir se reposer, jouer et retrouver une estime d’eux-mêmes souvent abîmée.
«Il arrive également que l’on tente de rendre les enfants à leur famille biologique, lorsque celle-ci veut bien les reprendre». Dans les cas où des violences ou des maltraitances sont constatées, le FMS est obligé de contacter les services sociaux pour un retrait de l’enfant de la famille. «Mais ceux-ci ne sont pas toujours opérants», déplore Colette Lespinasse.
Le travail de sensibilisation est important pour le FMS. Cela peut passer par des émissions et des spots de prévention à la radio, des séances de témoignages dans des quartiers ou des paroisses. «L’enjeu est aussi un changement de mentalité. Il faut que les gens comprennent que la domesticité est nuisible aux enfants et à toute la société.»
Mais, depuis un certain temps, le centre de jour a mis l’accent sur la population un peu plus âgée. «Pour les jeunes de 15 à 30 ans, avec l’appui des ‘Amis d’Haïti’ et de ‘Fribourg solidaire’, nous avons commencé un programme de formation professionnelle de courte durée». Le but est de donner la possibilité d’apprendre rapidement un métier facile, qui permet de subvenir à ses besoins. Les jeunes peuvent ainsi suivre des ateliers de manucure, de coiffure, de réparation de motocyclette, ou encore de téléphones.
«L’objectif est aussi de leur donner des alternatives à l’intégration d’un gang, note Colette Lespinasse. Les jeunes précarisés des quartiers, en particulier ceux en domesticité, sont des proies faciles pour le recrutement.»
La situation économique qui ne cesse de s’aggraver fait que le FMS n’arrive pas à répondre aux demandes. «De très nombreuses familles voudraient placer leurs enfants dans notre école, mais nous n’avons pas les moyens d’accueillir tout le monde», regrette Colette Lespinasse.
Elle souhaite bien sûr que le centre puisse un jour cesser son activité. Elle n’en voit pour l’instant pas le chemin, tant l’Etat lui apparaît de plus en plus absent. Elle ne croit pas non plus à une intervention extérieure telle qu’évoquée dans la communauté internationale. Le Kenya s’est notamment engagé à diriger une force de sécurité multinationale en Haïti, en réponse à l’appel lancé par le Premier ministre de ce pays des Caraïbes pour qu’il l’aide à rétablir l’ordre.
«Certes les gens sont fatigués des violences et certains espèrent que les forces étrangères pourront leur donner un peu de répit, qu’ils pourront rentrer chez eux. Mais cela ne changera pas les causes profondes du problème», remarque Colette Lespinasse. Une fois les gangs désarmés, et des élections convoquées, l’Haïtienne estime que tout recommencera comme avant. «Il faut que la communauté internationale soutiennent les réelles forces de progrès démocratiques dans le pays et s’engage à changer la structure de l’Etat, qui permet actuellement qu’une seule personne concentre en ses mains tous les pouvoirs. Une vraie solution ne peut venir que de l’intérieur.»
Colette Lespinasse connaît bien la situation politique et a des idées bien ancrées dans ce domaine. Mais, au final, elle est persuadée qu’aucune guérison ne sera possible si la jeunesse du pays est abandonnée. (cath.ch/rz)
Colette Lespinasse est journaliste, conférencière, militante des droits humains. Elle est actuellement membre du Conseil de direction du Foyer Maurice Sixto (FMS) et chargée pour le FMS des relations avec les partenaires dont l’association suisse «Les Amis d’Haïti». Depuis 2004, Colette Lespinasse parcourt le monde pour informer et dénoncer cet esclavagisme des temps modernes : conférence sur l’avenir d’Haïti à Montréal, Forum social mondial à Porto Alegre au Brésil.
Elle tient des conférences et anime des expositions dans le cadre du projet «Esclaves au paradis», notamment en Europe avec le soutien de l’organisation Amnesty International.
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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