Le texte du vademecum de l’Eglise catholique précise la question de l’abus sexuels sur mineur commis par des clercs. Un tel délit inclut «les relations sexuelles consenties et non consenties, le contact physique avec arrière-pensée sexuelle, l’exhibitionnisme, la masturbation, la production de pornographie, l’incitation à la prostitution, les conversations et/ou avances à caractère sexuel, même sur les réseaux sociaux» (& 2) Si l’âge d’une personne mineure a pu varier dans le temps, le droit de l’Eglise considère depuis 2001 comme mineure toute personne n’ayant pas atteint l’âge de 18 ans. (& 3)
Sur les 1’002 cas d’abus recensés par le rapport, 14% ont été commis sur des adultes.
L’Eglise catholique en Suisse a annoncé le 4 avril 2022 le lancement d’un projet pilote pour affronter le chapitre des abus sexuels. L’équipe de recherche de l’Université de Zurich devait évaluer, en toute indépendance, les conditions générales d’une étude historique des abus en contexte ecclésial.
Le processus a été lancé et financé conjointement par les principales instances de l’Eglise catholique en Suisse: la Conférence des évêques suisses (CES), la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ), et la Conférence des unions des ordres et des autres communautés de vie consacrée en Suisse (KOVOS). L’Université de Zurich a mené son enquête en toute indépendance.
Le rapport de la petite équipe d’historiens de l’Université de Zurich a le mérite essentiel d’établir un état des lieux actuel, d’ouvrir des pistes à la recherche et de formuler des recommandations pour les autorités responsables et vue de lancer de nouveaux travaux plus complets.
La dizaine d’études de cas contenue dans le rapport livre un éclairage cru sur les manquements graves des responsables de l’Eglise dans le traitement des prêtres s’étant rendu coupables d’abus sexuels et ceci encore après les années 2000. Parmi les personnes encore en vie, le rapport cite Mgr Kurt Koch, alors évêque de Bâle et aujourd’hui cardinal à Rome, et Mgr Markus Büchel, évêque de St-Gall.
Si le rapport livre quelques chiffres, ils sont évidemment provisoires. Les abus concernent 56% de garçons, 39% de filles et dans 5% des cas le sexe n’est pas spécifié. 74% des abus ont été commis sur des mineurs et 14% sur des adultes, dans les 12% restant l’âge n’est pas connu. Les abuseurs sont, à quelques exceptions près, des hommes, en grande majorité des prêtres.
Au regard de la chronologie, 22% des abus remontent aux années 1950-59, 25% à la décennie 1960-69, 10% entre 1970 et 2000 et 12% de 2000 à 2022. Dans 11% des cas les fait ne sont pas datés ou s’étendent sur de longues périodes.
Il faut évidemment considérer que les résultats obtenus à ce jour ne concernent qu’une petite partie des cas d’abus, tant la chape de silence jetée sur les faits a prévalu, au moins jusque dans les années 2000. Un bilan exact s’avère donc impossible.
L’Eglise en Suisse a annoncé le 23 juin 2023 que le projet de recherche scientifique allait se poursuivre pour trois ans de 2024 à 2026. L’Université de Zurich s’est vue confier un nouveau mandat. Les responsables n’ont pas souhaité communiquer sur le coût de cette étude.
Les prêtres sont des citoyens et des justiciables comme les autres qui doivent répondre de leurs actes devant la justice pénale. «Les lois pénales suisses continuent bien évidemment à prévaloir et les autorités de poursuite pénale seront toujours sollicitées pour tous les cas d’abus ou autres délits commis en milieu ecclésial. Le tribunal ecclésiastique s’occupera des sanctions qui doivent être prises à l’encontre des membres du clergé en cas de violation d’une loi ecclésiastique», explique la Conférence des évêques suisses. Dans un grand nombre de cas, ce tribunal aura précisément à juger de faits prescrits pour lesquels les prêtres abuseurs ont échappé à la justice civile.
En vertu de l’égalité devant la loi, les prêtres accusés bénéficient également de la présomption d’innocence et de la prescription telle que la définit le code pénal (en matière d’abus sexuels, les normes ont fortement évolué au cours des vingt dernières années). Une juridiction d’exception de l’Etat pour juger les cas d’abus sexuels sur mineurs commis dans l’Eglise n’est pas envisageable.
L’idée d’un tribunal pénal interdiocésain n’est pas nouvelle. Elle est déjà mise en œuvre en France et on en parle aussi en Allemagne, explique Urs Brosi, secrétaire général de la RKZ. L’enjeu d’un tel tribunal pénal est de garantir deux choses: Premièrement, la distance. Dans la structure actuelle, une enquête est menée au sein du diocèse. L’évêque est le chef suprême du tribunal concerné et en même temps le responsable d’un clerc accusé. Le problème de partialité est ici évident.
Le deuxième point touche les compétences requises. Dans de nombreux cas, les juges diocésains ne savent pas comment mener une enquête et un procès pénaux. Avec un tribunal pénal interdiocésain, on peut s’assurer des compétences nécessaires. Il est important que les juges ne soient pas seulement des clercs, mais aussi des hommes et des femmes laïques. C’est en principe possible du point de vue du droit canonique grâce à une dispense romaine.
Cette démarche d’enquête préliminaire a été ordonnée par Rome. Elle devrait être terminée à la fin de l’année. Elle est totalement indépendante des recherches historiques de l’Université de Zurich.
Dans une lettre datée de fin mai 2023 adressée au nonce apostolique en Suisse, Mgr Martin Krebs, des allégations ont été formulées à l’encontre de plusieurs membres émérites et en exercice de la Conférence des évêques suisses (CES) dans la gestion de cas d’abus sexuels. À certains d’entre eux, il est reproché d’avoir eux-mêmes commis des abus sexuels.
Le 23 juin 2023, le dicastère pour les évêques à Rome a ordonné une enquête ecclésiastique préliminaire sur ces affaires et a désigné l’évêque Joseph Bonnemain comme directeur de l’enquête.
La RKZ a demandé que Mgr Bonnemain soit assisté d’un enquêteur non-ecclésiastique, ce que celui-ci a accepté. Deux noms de personnes renommées dans le domaine de l’investigation, et qui seraient prêtes à assumer cette tâche, sont proposés, a révélé Urs Brosi. La personne choisie devrait être connue d’ici quelques semaines.
Une fois ses enquêtes terminées, Mgr Bonnemain en rendra compte au dicastère des évêques à Rome qui décidera d’éventuelles sanctions.
Le vademecum évoque les cas de dénonciations anonymes concernant ces délits. Ce type de plainte «ne doit pas systématiquement faire considérer cette notification comme fausse», et ce bien qu’il convienne d’être prudent lors de l’examen de ce type de plainte, Il s’agit de procéder «à leur évaluation initiale pour voir s’il existe des éléments déterminants, objectifs et évidents» (&11). Si la notification s’avère dénuée de vraisemblance, le responsable peut ne lui donner aucune suite, en veillant cependant à conserver la documentation accompagnée d’une note expliquant les raisons de cette décision (&16).
Dans le cadre du droit de l’Eglise, depuis 2002, les directives de la Conférence des évêques suisses en matière d’abus sexuels font obligation aux évêques de dénoncer à la justice civile tous les cas dont ils auraient connaissance. Cette absence de dénonciation est un des reproches que l’enquête de Mgr Bonnemain doit examiner.
«Dans le droit suisse, il n’existe pas d’obligation générale de dénoncer des agissements criminels par les personnes privées», remarque Camille Perrier Depeursinge. La professeure de droit de l’Université de Lausanne, note tout de même que selon certaines lois cantonales, une telle obligation pourrait s’appliquer aux fonctionnaires de l’Etat en contact avec des enfants. Ils sont en effet censés assurer la sécurité et l’intégrité des mineurs sous leur garde. «Mais pourrait-on arguer de ce statut pour un évêque ou un responsable de congrégation religieuse afin de le poursuivre en justice? Un tel raisonnement me paraît un peu tiré par les cheveux et un dossier serait difficile à construire sur le plan pénal,» avertit la spécialiste.
Si le rapport sur l’histoire des abus sexuels en Suisse fait état d’évêques négligents, ignorants ou démunis quant au traitement des cas d’abus sexuels commis par des prêtres, le droit de l’Eglise a fortement évolué dans le domaine, depuis quelques années. «En 22 ans, il y a eu dix modifications des normes canoniques», a relevé Astrid Kaptijn, professeur de droit canon à Fribourg, dans l’émission Infrarouge du 20 septembre 2023. «Le problème est plutôt que le niveau local ne prend pas toujours la mesure de ce qui a été changé par Rome.»
En 2020, le Vatican a publié un vademecum pour le traitement des abus sur mineurs. Révisé et complété en 2022, ce guide doit permettre de se repérer dans la «forêt dense des normes et des pratiques».
Long de 17 pages et de 164 articles, ce manuel s’appuie sur les textes principaux publiés ces dernières années par les papes. Pour la première fois, la procédure est décrite de manière organisée, depuis la première information sur un éventuel délit jusqu’à la conclusion définitive de la cause.
Une différence assez importante existe avec la justice civile. Le droit canon n’offre pas aux victimes la possibilité de se constituer partie civile. Le procès et le jugement restent une affaire traitée entre l’autorité ecclésiastique et l’auteur du délit. Le promoteur de justice, qui correspond au procureur, agit pour défendre le bien de l’Eglise mis en cause par le délit commis, mais la victime n’est pas partie au procès, note Astrid Kaptijn.
Selon le canon 1729, la victime peut intervenir dans le procès en tant que partie lésée, précise la proffesseure de Fribourg. Mais cela suppose qu’elle soit au courant qu’il y a un procès. Et si oui, peut-elle choisir un avocat? Ce dernier peut-il être admis par le tribunal ecclésiastique? Pendant le procès, la victime peut-elle apporter des preuves ou des compléments d’information? A-t-elle le droit de consulter les actes du procès et se prononcer dessus? Toutes ces questions sont bien règlementées dans le droit étatique, mais pas suffisamment pour l’Église.
En 2016 une Commission pour l’indemnisation des victimes d’abus sexuels commis dans le contexte ecclésial et prescrits a été instituée par l’Eglise. La Commission d’indemnisation examine toutes les demandes présentées par écrit émanant d’une commission d’experts diocésaine ou d’autres instances similaires (CECAR), et décide si la victime a droit à une indemnisation.
Au cours des cinq premières années, 140 victimes ont été indemnisées jusqu’à hauteur de 20’000 francs. Les directives ont été ajustées à plusieurs reprises, la dernière fois en 2021.
Se pourrait-il que des demandes de réparation soient lancées contre l’Eglise en Suisse, comme cela peut se faire dans d’autres pays, tels que les Etats-Unis, où des millions de dollars sont souvent en jeu? En 2023, en Allemagne, des diocèses ont été condamnés à verser d’importants dédommagements à des victimes d’abus.
La question en Suisse semble toute autre. Malgré ses recherches, cath.ch n’a pas pu obtenir de réponse définitive à ce sujet. Les spécialistes interrogés ont pu tout au plus constater la complexité de la situation, relevant notamment les différents statuts de l’Eglise suivant les cantons. Le fait que l’Eglise catholique soit considérée comme une institution de droit public dans certains cantons et pas dans d’autres est l’un des facteurs qui déterminerait les conditions d’une telle action. (cath.ch/mp)
Maurice Page
Portail catholique suisse
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