Dans un certain nombre de pays, des prêtres sont derrière les barreaux pour avoir commis des abus sexuels. Des procès en dommages et intérêts ont, notamment aux Etats-Unis, mis des diocèses en faillite. La Suisse n’est pas coutumière de cela. Mais face aux récentes révélations, dénonciations et procédures d’enquêtes en séries, on peut se demander si la donne va changer.
Faut-il notamment s’attendre à un déferlement de plaintes contre des représentants de l’Eglise? «Il est très difficile de répondre de façon précise à cette question», admet Camille Perrier Depeursinge, professeure de droit pénal à l’Université de Lausanne. De multiples paramètres viennent en effet compliquer l’analyse. Un premier est la prescription. «Il est probable qu’une grande partie des cas révélés par l’enquête (de l’Université de Zurich, ndlr) soient prescrits. Ce qui ne permet pas à la justice d’entrer en matière», souligne la spécialiste.
Mais même dans les affaires non couvertes par la prescription, une procédure judiciaire ne serait pas forcément probable. La victime elle-même doit porter plainte, ou la dénonciation doit être effectuée par un tiers. Certains cas sont bien sûr poursuivis d’office s’ils viennent à la connaissance des autorités compétentes (la justice et la police…). Il s’agit notamment des agressions sexuelles sur mineurs (les faits sur des enfants de moins de douze ans sont désormais imprescriptibles).
«Mais l’ouverture d’une procédure dans ce genre de cas ne se fait pas aussi automatiquement, précise Camille Perrier Depeursinge. En pratique, une discussion s’engage avec le plaignant ou le dénonciateur, et l’on essaye de déterminer si l’ouverture d’une procédure pénale est dans son intérêt, si les chances de faire valoir ses droits sont suffisantes.»
«La médiatisation peut faire prendre conscience à certaines personnes de ce qu’elles ont réellement vécu»
Camille Perrier Depeursinge
«Dans les cas d’abus sexuels, les obstacles vers la vérité sont particulièrement nombreux, note la professeure. Il arrive que les victimes ne souhaitent pas la procédure pénale ou ne collaborent pas activement, souvent à cause d’un sentiment de honte ou de peur, voire de culpabilité. Les faits sont également souvent peu clairs et difficiles à spécifier. De manière générale, quand il apparaît que les preuves vont être très compliquées à apporter, les autorités préfèrent orienter les victimes vers d’autres solutions, telles que la recherche d’indemnisation ou de soutien auprès des institutions créées à cet effet».
Camille Perrier Depeursinge estime ainsi qu’une «avalanche» de plaintes contre des représentants de l’Eglise n’est pas à attendre. «Il se peut que la médiatisation actuelle fasse prendre conscience à certaines personnes de ce qu’elles ont réellement vécu ou que cela les encourage à faire le pas vers la justice. Mais on peut penser que beaucoup savent parfaitement ce qu’elles ont subi et que si elles avaient voulu aller en justice, elles l’auraient déjà fait.»
Dans l’émission de la RTS Infrarouge du 20 septembre 2023, Sylvie Perrinjaquet, présidente de la Commission Ecoute-Conciliation-Arbitrage-Réparation (CECAR), qui vient en aide aux victimes d’abus sexuels en contexte ecclésial, a toutefois affirmé avoir reçu dans la dernière semaine sept nouveaux dossiers sur des affaires prescrites. «Il s’agissait de cas nouveaux, avec des abuseurs et des victimes qui ne faisaient pas partie de l’enquête», a-t-elle indiqué.
Mais qu’en est-il des évêques qui auraient omis de signaler des cas aux autorités civiles? La question a été spécialement médiatisée en France à l’occasion du «procès Barbarin». L’ancien archevêque de Lyon avait comparu devant les tribunaux pour n’avoir pas dénoncé lui-même le prêtre pédophile Bernard Preynat. Mgr Philippe Barbarin avait été condamné pour cela en première instance en mars 2019 à six mois de prison avec sursis. Une condamnation non confirmée par la cour d’appel de Lyon qui a prononcé sa relaxe en 2020.
Ce type de procès est toutefois très improbable en Suisse. «Il n’existe pas d’obligation générale de dénoncer des agissements criminels par les personnes privées», remarque Camille Perrier Depeursinge. La professeure note tout de même que selon certaines lois cantonales, une telle obligation pourrait s’appliquer aux fonctionnaires de l’Etat en contact avec des enfants. Ils sont en effet censés assurer la sécurité et l’intégrité des mineurs sous leur garde. «Mais pourrait-on arguer de ce statut pour un évêque ou un responsable de congrégation religieuse afin de le poursuivre en justice? Un tel raisonnement me paraît un peu tiré par les cheveux et un dossier serait difficile à construire sur le plan pénal,» avertit la spécialiste.
Les cas où des évêques se sont contentés de déplacer les prêtres abuseurs, leur permettant ainsi de continuer leurs méfaits, sont «évidemment encore plus répréhensibles», note la professeure à l’Université de Lausanne. Elle relève qu’il s’agit pour autant de séparer le plan moral du pénal. Car si dans un tel cas «la responsabilité morale ne fait aucun doute», la responsabilité pénale serait plus difficile à établir.
Mais qu’en est-il du droit civil? Se pourrait-il que des demandes de réparation soient lancées contre l’Eglise en Suisse, comme cela peut se faire dans d’autres pays, tels que les Etats-Unis, où des millions de dollars sont souvent en jeu? La question en Suisse semble toute autre. Malgré ses recherches, cath.ch n’a pas pu obtenir de réponse définitive à ce sujet. Les spécialistes interrogés ont pu tout au plus constater la complexité de la situation, relevant notamment les différents statuts de l’Eglise suivant les cantons. Le fait que l’Eglise catholique soit considérée comme une institution de droit public dans certains cantons et pas dans d’autres est l’un des facteurs qui déterminerait les conditions d’une telle action.
Force est de constater que le droit suisse n’est pas spécialement bien outillé dans le domaine de la répression et de la réparation des abus sexuels. Peut-être qu’une jurisprudence spécifique viendra un jour combler ces lacunes. En attendant, les victimes et les associations ne sont guère encouragées à se diriger vers les instances civiles pour obtenir justice. (cath.ch/rz)
Le droit de l’Eglise a intégré depuis peu des dispositions pour traiter les cas d’abus sexuels et de dissimulations en son sein. cath.ch en a donné un tour d’horizon dans un récent article. Sur le plan des réparations, la Commission Ecoute-Réparation-Conciliation-Arbitrage-Réparation (CECAR) a été créée en janvier 2016, à l’initiative du groupe SAPEC (soutien aux personnes abusées dans une relation d’autorité religieuse) et des institutions catholiques, avec le soutien de parlementaires suisses. La CECAR attribue des indemnisations jusqu’à 20’000 francs. Un montant que certains trouvent cependant insuffisant. RZ
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/abus-sexuels-les-eveques-suisses-risquent-ils-des-ennuis-judiciaires/