Cécile Lemoine pour cath.ch
La tâche est aussi infinie que fastidieuse: répertorier et documenter les actes de mépris envers la minorité chrétienne de Terre Sainte. C’est la mission que s’est donnée Yisca Harani, énergique juive israélienne experte en christianisme et particulièrement active dans le domaine de la rencontre interreligieuse.
Parce qu’elle côtoie régulièrement les communautés religieuses de la Ville sainte et partage leur quotidien, elle n’a pu que constater l’augmentation des incidents à leur encontre depuis le début de l’année: crachats, insultes, vandalisme… «Le harcèlement est quotidien, et vise notamment les religieux en habit, plus identifiables, explique Yisca Harani. Il y a aussi eu des cas de profanation de cimetière, de la vandalisation de couvents, des graffitis menaçants…»
«Le harcèlement est quotidien, et vise notamment les religieux en habit, plus identifiables.»
Yisca Harani
Le crachat reste l’acte de mépris le plus récurrent. Cela scandalise Yisca: «J’ai grandi dans une famille juive observante où on m’a appris à respecter ma religion autant que celle des autres. Ce mépris de certains juifs pour les chrétiens est répugnant, je n’ai pas d’autres mots», glisse celle qui mène des activités de guide, de conférencière et de consultante de manière indépendante. Et la police ne fait rien.» Pour elle comme pour de nombreuses personnes au contact des chrétiens sur le terrain, il ne fait aucun doute: «Il y a un phénomène et il s’amplifie.»
Faute de données précises, le phénomène reste difficile à quantifier. Les seuls chiffres disponibles sont ceux de la police: 16 enquêtes ont été ouvertes suite à des plaintes depuis le début de l’année, et 21 suspects arrêtés sans être punis. «C’est une goutte d’eau par rapport à ce qui se vit au quotidien. Les gens ne viennent pas porter plainte. Ils n’y pensent pas, ou se disent que ce n’est pas nécessaire», regrette Yisca Harani.
Si les actes anti-chrétiens ne sont pas une nouveauté en Terre Sainte, comment parler d’augmentation sans chiffres à l’appui? Comment rendre le sujet visible pour les autorités israéliennes quand toutes les prises de paroles sont seulement fondées sur un ressenti?
Conscientes de la nécessité de produire un discours chiffré pour être audibles, des organisations de dialogue inter-religieux comme le Centre Rossing pour l’éducation et le dialogue ont commencé à plancher sur la mise en œuvre d’une plateforme et d’un protocole pour collecter les témoignages dès le mois de mars. Mais pour bien faire les choses, il faut des financements, et le processus prend du temps.
Fidèle à sa réputation d’électron libre, Yisca Harani préfère se lancer seule. Le 16 juin, elle inaugure son «Centre de données pour la liberté religieuse»: un site internet adossé à une ligne téléphonique gérée par des bénévoles, qui permet à n’importe quelle victime d’abus ou de harcèlement anti-chrétien, de faire part de son agression via un formulaire traduit en dix langues, ou un coup de téléphone. Les bénévoles du centre aident aussi les victimes qui le souhaitent à porter plainte auprès de la police.
Les données récoltées sont compilées dans des rapports mensuels dont la seconde édition a été publiée le 13 septembre. Au total, 42 attaques ont été répertoriées depuis le lancement de la plateforme au mois de juin, et 80 ont été collectées depuis le mois de janvier.
Parmi les 42 agressions, un tiers correspondent à des crachats, un autre tiers à du vandalisme. Le reste s’échelonne entre agressions physiques/verbales (insultes, bousculades…), refus de service (une infirmière qui refuse de faire une prise de sang à une religieuse), et appropriation de lieux saints (des juifs ultra-orthodoxes qui viennent prier au monastère catholique de Stella Maris de Haïfa).
Des lieux reviennent beaucoup: le monastère des sœurs polonaises, situé au bord du quartier ultra-orthodoxe de Mea Shearim à Jérusalem et cible régulière de jets de pierre de la part de jeunes juifs voisins; le tombeau de David sur le Mont Sion où des pèlerins se font repousser; le couvent de la Flagellation à la seconde station de la Via Dolorosa et le monastère Arménien, visés par des crachats…
Tous ces endroits ont en commun d’être dans l’environnement proche, ou sur le passage de juifs radicaux. «Nombre d’entre eux sont de jeunes ‘haredim’ qui s’ennuient, qui cherchent de l’action, et c’est facile de lancer des pierres contre des monastères, estime Amnon Ramon, chercheur israélien spécialiste des relations entre Israël et les chrétiens à l’Institut de Jérusalem pour la recherche politique. Ces adolescents veulent montrer que leur dévotion est plus grande. C’est un peu un mouvement de contre-civilisation: ces jeunes se rebellent contre le courant dominant. C’est de leur âge, et en même temps révélateur des aspirations d’une société. Et depuis qu’un judaïsme radical et religieux est représenté au gouvernement, ils sentent qu’ils ont un soutien, ou du moins que personne ne les en empêche vraiment.»
Les rapports du CDLR, s’ils permettent de donner un aperçu des tendances, restent en-deçà de la réalité: «On sait que c’est plus. Des dizaines d’autres cas passent sous nos radars», reconnaît Yisca Harani, qui continue à œuvrer pour faire connaître sa plateforme, et élargir le cercle des communautés qui y rapportent les incidents dont elles sont victimes.
Pour le chercheur Amnon Ramon, spécialiste des relations entre Israël et les chrétiens à l’Institut de Jérusalem pour la recherche politique, ce premier pas dans la documentation de l’anti-christianisme est aussi encourageant que nécessaire: «Les Israéliens ne sont pas vraiment au courant de ce qui se passe avec les chrétiens. Seule une élite, plutôt de gauche, s’y intéresse. Avec tous les problèmes qui agitent actuellement la société, et le fait que les chrétiens restent une minorité, le sujet peine à se faire une place.»
L’initiative a obtenu le soutien des Eglises protestante, arménienne et latine. Le Patriarche des Latins, le futur cardinal Pizzaballa, a envoyé une lettre invitant les supérieures et supérieurs des couvents et monastères de Terre Sainte à collaborer. Chez les Grecs-Orthodoxes, en revanche, la méfiance reste de mise et on s’interroge sur l’efficacité d’une initiative si personnelle.
«Les Israéliens ne sont pas vraiment au courant de ce qui se passe avec les chrétiens. Seule une élite, plutôt de gauche, s’y intéresse.»
Amnon Ramon
Yisca Harani se retrouve de fait seule face à une charge de travail considérable. Quelques bénévoles lui prêtent main forte, mais c’est l’aide de personnes embauchées à temps plein sur le projet qu’il lui faut. L’experte a fini par se tourner vers le Centre Rossing, et envisage de fusionner son projet avec le leur, plus professionnel, pour toucher un plus grand public. (cath.ch/cl/bh)
Yisca Harani
Guide, conférencière et conseillère spécialisée en histoire du christianisme, Yisca Harani est une figure reconnue du dialogue interreligieux à Jérusalem. Diplômée d’études religieuses à l’Université de Tel Aviv, cette juive israélienne mène depuis 30 ans des activités indépendantes en faveur de la rencontre interconfessionnelle et de l’éducation au christianisme en Israël. Un travail pour la paix et le dialogue qui l’a vue récompensée de nombreux prix et distinctions. CL
Rédaction
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/gestes-anti-chretiens-en-terre-sainte-il-y-a-un-phenomene-et-il-samplifie/