«Obligation de déclaration ignorée, traitement douteux des documents de la victime, violation manifeste du secret professionnel.» Tels sont les principaux griefs portés contre Mgr Gmür par le magazine alémanique Beobachter dans un article du 17 août 2023.
Le journal relate le cas de Denise Nussbaumer (nom fictif) qui aurait subi dans les années 1990 des abus sexuels de la part d’un prêtre nigérian travaillant dans le diocèse de Bâle, alors qu’elle était mineure. Aujourd’hui âgée d’une quarantaine d’années, la femme a signalé le cas au diocèse en 2019. Mgr Gmür a immédiatement averti la justice civile, mais les faits étant couverts par la prescription, le cas n’a pas été poursuivi.
L’évêque a alors lancé une enquête canonique préliminaire pour déterminer les faits. Celle-ci s’est achevée en mai 2020, estimant que «les accusations portées n’ont pas été confirmées» et que «dans le cadre de l’enquête, il n’a pas pu être totalement exclu que les accusations de la victime présumée soient une calomnie.» Des résultats sur lesquels Mgr Gmür est revenu suite à l’article de Beobachter. Il a notamment affirmé à cath.ch: «J’ai suivi les recommandations de mon conseiller juridique de l’époque. Je le regrette aujourd’hui, car celles-ci se sont révélées erronées par la suite».
Au-delà de la crédibilité des accusations de Denise Nussbaumer, Beobachter remarque que, suite à la conclusion de l’enquête préliminaire, l’évêque de Bâle «n’envoie pas les dossiers à Rome et ignore ainsi les directives du droit canonique». Mgr Gmür ne le fera finalement que le 4 juillet 2023.
Cette omission d’envoi est au cœur des griefs canoniques, qui a entre autres permis à des journalistes d’affirmer que l’évêque «protégeait davantage l’agresseur que la victime». «L’enquêteur préliminaire de l’époque estimait qu’il n’y avait pas suffisamment d’indices et partait à tort du principe que l’évêché n’avait pas à envoyer le dossier à Rome», a expliqué Mgr Gmür à cath.ch. «Le cas aurait dû être transmis avec l’ensemble du dossier à l’autorité compétente à Rome, sans tenir compte de l’obligation d’informer», a confirmé le diocèse de Bâle dans un communiqué.
«Des directives ont été édictées par Rome et, en Suisse, également par la Conférence des évêques»
Dans une lettre adressée le 28 août 2023 aux agents pastoraux et aux responsables des corporations ecclésiastiques cantonales, Mgr Gmür a répété son objectif «de reconnaître les erreurs commises, d’y remédier immédiatement et de les éviter à l’avenir.» Il a fait part de sa volonté de lancer une enquête externe sur les erreurs commises dans le traitement du dossier de Denise Nussbaumer. Mais comme les dossiers sont actuellement déjà examinés à Rome, les experts en droit canonique ont refusé de mener parallèlement une enquête sur place, a relevé l’évêque. Il a donc demandé au Dicastère pour la doctrine de la foi (DDF) «d’examiner en détail toutes les sources d’erreur.»
Mais quels éléments seront vraisemblablement au cœur de cette investigation? cath.ch a effectué quelques recherches. Depuis une vingtaine d’années, un certain nombre de documents ont été publiés destinés à spécifier le comportement approprié des évêques en cas de signalement d’un abus sexuel dans leur diocèse.
Des directives ont été édictées par Rome et, en Suisse, également par la Conférence des évêques (CES) (Abus sexuels dans le contexte ecclésial : Directives de la Conférence des évêques suisses et de l’Union des Supérieurs Majeurs religieux de Suisse). Les documents romains de référence sont notamment la lettre de Jean Paul II De delictis gravioribus (2001), le motu proprio du pape François Vos estis lux mundi, publié en mai 2019, et le Vademecum sur quelques points de procédure dans le traitement des cas d’abus sexuel sur mineur commis par des clercs, publié en juillet 2020 et mis à jour en juin 2022.
«Il est probable que les experts examinent l’éventualité que les responsables du diocèse de Bâle aient pris en compte les directives de la CES et non celles de Rome»
Si l’on prend les choses dans l’ordre chronologique, De Delictis Gravioribus note dès 2001: «Chaque fois que l’Ordinaire ou le Hiérarque reçoit une information, au moins vraisemblable, qu’un délit réservé a été commis, il la portera, après avoir mené une enquête préalable, à la connaissance de la Congrégation pour la Doctrine de la foi [CDF, actuel dicastère pour la doctrine de la foi-DDF, ndlr].» (Art. 16)
Les normes de la CDF/DDF, publiées en 2010, ont confirmé que l’Ordinaire, une fois l’enquête préliminaire menée, doit le signaler à la Congrégation. «Cette prescription a souvent été comprise comme obligatoire seulement lorsque le résultat de l’enquête était crédible», note Astrid Kaptijn. La professeure de droit canon à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg a participé à l’enquête française de la Ciase sur les abus sexuels.
La CES a ainsi émis des directives sur le sujet en mars 2019 basées sur cette compréhension des choses. Le texte suisse indique: «Au cas où une accusation d’abus sexuel sur mineurs s’avère crédible après l’enquête préliminaire, le cas doit être transmis à ladite Congrégation [pour la doctrine de la foi, actuel DDF, ndlr]» (5.2.7).
En mai 2019, est sorti Vos estis lux mundi. Le motu proprio du pape, s’il renforce la responsabilité des évêques, ne spécifie pas la question de l’envoi des rapports d’enquêtes préliminaires à Rome.
Un an plus tard, la CDF/DDF le précise dans son Vademecum, qui stipule: «Aux termes de l’art. 10 § 1 SST, une fois conclue l’enquête préliminaire, quel qu’en soit le résultat, l’Ordinaire ou le Hiérarque doit envoyer les actes au DDF, en copie certifiée conforme et dans les plus brefs délais.» (69)
Le document de la CES ne prévoit ainsi une obligation d’envoi qu’en cas de «crédibilité» des dossiers, alors que le Vademecum demande un envoi dans tous les cas, indépendamment de la crédibilité. Cette différence a été relevée par kath.ch fin août 2023, qui l’a transmise à la CES. Cette dernière, à travers son secrétaire général Davide Pesenti, a assuré que les directives étaient un «work in progress» et que le texte serait conformé, à terme, aux textes romains.
Il est ainsi probable que les experts en droit canon de Rome examinent l’éventualité que les responsables du diocèse de Bâle aient pris en compte les directives de la CES et non celles de Rome. Ceux-ci auraient pu considérer que les informations n’étant (à leurs yeux) pas assez crédibles, ils n’avaient pas l’obligation d’envoyer les dossiers au Vatican.
A noter que le Vademecum contient une autre disposition qui ne simplifie pas la question. Le texte note en effet: «Si une conférence épiscopale s’est déjà pourvue de directives propres concernant le traitement des cas d’abus sexuels sur mineurs, en réponse à l’invitation faite par le DDF en 2011, ce texte pourra être pris en compte.» (159) Il n’est pas aisé de savoir ce que cette expression finale implique. Les directives d’une conférence épiscopale, émises suite à cette invitation, pourraient-elles ainsi prévaloir sur le Vademecum?
Est-ce à dire que les responsables du diocèse de Bâle auraient finalement agi conformément au droit canonique, bien qu’ils estiment eux-mêmes que ce n’est pas le cas? L’affaire est fort compliquée et demandera certainement une solide expertise juridique de la part des instances romaines. (cath.ch/arch/kath/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/quelles-fautes-mgr-gmur-aurait-il-commises/