«Nous estimons que la médiatisation peut aider les victimes», lance Dom Marc de Pothuau face à une poignée de journalistes réunis dans l’Abbaye d’Hauterive. Aux côtés du chargé de communication de la communauté, Xavier Pilloud, l’Abbé a la mine grave qui accompagne les nouvelles difficiles. Car ce haut lieu de la spiritualité dans le canton de Fribourg semblait jusqu’à présent épargné par les scandales sexuels qui se sont multipliés dans l’Eglise, ces dernières décennies.
«La communauté de l’Abbaye d’Hauterive ‘aussi’ connaît le profond regret et la douleur d’avoir été le lieu ou des femmes disent avoir subi des abus d’ordre sexuel, être trahies dans leur confiance et blessées dans leur foi», lit ainsi Dom Marc de Pothuau en préambule de son texte.
Les faits présumés remontent à plus de trente ans. Durant une quinzaine d’années autour des années 1980, en tant que frère hôtelier, le religieux incriminé avait la responsabilité d’accueillir les hôtes dans de bonnes conditions, afin de leur permettre de trouver un accompagnement religieux et un soutien spirituel. «Mais il ne garda pas toujours une distance suffisante avec certaines femmes», note l’Abbé. Concrètement, le moine cistercien aurait profité de son rôle de conseiller spirituel pour effectuer des attouchements sexuels non consentis sur des femmes adultes.
Six cas ont été identifiés en tout, précise Marc Pothuau à la conférence de presse, cela dès la fin des années 1970. «Mais il pourrait y en avoir plus», remarque l’Abbé.
Le religieux accusé avait attiré l’attention sur lui il y a déjà longtemps. Une hôte avait adressé en septembre 1992 une plainte à l’Abbé de l’époque, Dom Bernard Kaul, aujourd’hui décédé. Ce dernier lui avait retiré sa charge à l’hôtellerie et envoyé faire des séjours dans d’autres communautés pour qu’il retrouve le sens de sa vocation. Dom Kaul avait fait parvenir un courrier à toutes les connaissances du frère expliquant les faits reprochés et en vue de chercher d’éventuels autres témoignages. II reçut en retour, au milieu d’une soixantaine de témoignages élogieux sur le moine, celui d’une femme racontant qu’elle lui avait pardonné d’avoir tenté de l’embrasser sur la bouche.
Dom Mauro-Giuseppe Lepori, élu Abbé d’Hauterive en 1994 et Abbé général de l’ordre cistercien depuis 2010, ne reçut pas immédiatement de son prédécesseur le dossier sur les problèmes de ce frère ni aucune plainte d’abus d’ordre sexuel durant son abbatiat.
Mais, dès son élection, le Tessinois constata que ce moine entretenait secrètement une relation avec une femme majeure consentante. Il l’invita donc à refaire le choix clair de son engagement monastique. Le frère refusa et quitta la communauté en 1996 pour se marier. Actuellement, Dom Lepori soutient la démarche de la communauté, précise l’Abbé d’Hauterive.
«L’affaire Santier a provoqué une nouvelle prise de conscience»
Dom Marc de Pothuau
Ce n’est qu’en 2019 qu’une femme se présentant comme une victime raconte son histoire à Dom de Pothuau, élu Abbé en 2010. C’est alors «que j’ai commencé, avec la communauté, à mesurer l’ampleur du problème», note le responsable d’Hauterive. Il la rencontre ensuite à plusieurs reprises. Bien qu’elle renonce à porter plainte, Dom Pothuau s’informe auprès de la police cantonale, qui lui indique que les faits étant prescrits, aucune procédure pénale ne peut être lancée.
L’Abbé mène alors son enquête, qui lui révèle qu’au moins six personnes ont été victimes du moine. Il en rencontrera trois, avec lesquelles il commencera un travail de réparation. Il en contactera une autre et identifiera encore deux autres victimes potentielles en consultant les archives de l’Abbaye.
Aujourd’hui, l’auteur présumé a plus de 90 ans, est atteint de démence sénile et ne peut plus communiquer. «Ses responsables légaux sont en accord avec la démarche actuelle», indique Dom de Pothuau. Aucune réelle action ne peut donc être menée contre le présumé coupable, les faits étant légalement prescrits et le droit canonique ne s’appliquant bien sûr pas aux personnes sorties des ordres.
Reste la nécessité de reconnaissance et de réparation, au cœur de la communication réalisée par l’Abbaye. «Ces dernières années, dans la société et dans l’Église, la compréhension de la gravité de toute atteinte à l’intégrité sexuelle s’est heureusement approfondie, comme la notion de consentement dans le cadre d’une relation asymétrique d’un accompagnement spirituel», souligne l’Abbé. Décrit comme «connu à son époque pour son charisme et sa bonne humeur communicative», la relation était «évidemment asymétrique», note Dom de Pothuau.
«L’affaire Santier en France (octobre 2022), une année après la publication du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), a provoqué une nouvelle prise de conscience». L’évêque émérite de Créteil avait été sanctionné au plan ecclésiastique pour des abus spirituels à des fins sexuelles sans que la sanction ne soit rendue publique. «Cet exemple illustre l’immense difficulté que les victimes d’abus doivent affronter pour oser parler ouvertement», note Marc de Pothuau.
«Nous avons appliqué notre propre calendrier dans cette démarche»
Dom Marc de Pothuau
«Ayant pu mesurer l’impact dévastateur sur la première plaignante rencontrée, notamment le poids oppressant et paradoxal de la culpabilité, j’ai compris alors notre devoir de faire quelque chose de plus», affirme l’Abbé. «Certaines des femmes concernées étaient en plus grande vulnérabilité que d’autres, précise-t-il. Certaines n’ont pas brisé leur chemin de foi. Mais la personne rencontrée en premier essaye de se reconstruire.»
Après un long échange en communauté les religieux d’Hauterive sont arrivés à la conclusion qu’il était de leur responsabilité morale de ne pas en rester là. «Car nous supposons qu’il y a eu d’autres victimes». D’où l’appel à toutes personnes concernées à se manifester auprès des organes appropriés. L’Abbé mentionne la Commission du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF) sur les abus (CASCE), ou la commission indépendante CECAR. Il précise que l’Union des Supérieurs Majeurs (VOS’USM) participe au fonds d’indemnisation mis en place avec les évêques suisses, et que l’Abbaye ne proposera pas directement de réparation financière.
Dom de Pothuau relève que l’appel à témoins n’a pas de rapport avec l’enquête nationale actuelle sur les abus sexuels dans l’Eglise, dont les premiers résultats doivent être rendus publics le 12 septembre prochain. «Nous avons appliqué notre propre calendrier dans cette démarche», affirme le cistercien, qui a toutefois envoyé le dossier aux responsables de l’enquête.
«Cette affaire, ancienne pour nous, continue d’être une souffrance actuelle pour ces femmes venues à l’Abbaye d’Hauterive, il y a plus de trente ans, chercher la paix et le réconfort de la présence du Christ.» L’Abbé souligne en outre la disponibilité des responsables pour rencontrer les victimes «et si besoin, chercher avec elles un chemin pour sortir de l’impasse où l’un des nôtres de l’époque les aurait jetées.» (cath.ch/rz)
Les coordonnées de contact sont les suivantes:
-Commission pour l’indemnisation des victimes d’abus sexuels commis dans le contexte ecclésial et prescrits (CASCE-LGF): +41 79 387 21 82/ casce@diocese-lgf.ch
-Commission Ecoute Conciliation Arbitrage Réparation (CECAR): +41 77 409 42 62/ info@cecar.ch
-Abbaye d’Hauterive: +41 26 409 71 00/temoignage@abbaye-hauterive.ch
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/labbaye-dhauterive-recherche-des-victimes-dabus-dun-ancien-moine/