«Mon bureau, c’est ma voiture», confesse l’abbé Albert Jakaj. C’est effectivement au volant de son principal lieu de travail que le prêtre kosovar vient au rendez-vous avec cath.ch au centre paroissial de Payerne. L’endroit a été choisi car c’est là qu’oeuvre Lazare Preldakaj, un agent pastoral employé par l’Eglise catholique dans le canton de Fribourg, engagé en tant que bénévole dans la «Mission catholique albanaise Ste Mère Teresa». Albert Jakaj, qui est l’unique aumônier de la communauté depuis 2019, parle encore mal le français. Lazare Preldakaj, originaire d’Albanie, mais en Suisse romande depuis 2012, sert donc d’interprète autant que d’interlocuteur.
Le prêtre est venu d’Aarau, en Argovie, où est basée la Mission catholique albanaise Ste Mère Teresa. Son activité couvre dix cantons du nord et de l’ouest de la Suisse, c’est-à-dire toute la Suisse romande, sauf le Valais, et les cantons à majorité germanophone de Berne, Soleure, Argovie, Bâle-Ville et Bâle-Campagne. La «Mission Mère Teresa» est l’une des trois missions albanaises de Suisse, avec celle de Suisse centrale (basée à Lucerne) et de Suisse orientale (basée à Sirnach- TG).
Concernant la Mission, «albanophone» serait un terme plus exacte «qu’albanaise», puisqu’elle regroupe bien d’autres nationalités, la langue albanaise étant également parlée en Macédoine du Nord, au Kosovo, ou encore au Monténégro. La communauté compte près de 10’000 membres, dont 6’500 dans le seul canton d’Argovie. La majorité des catholiques albanophones se trouvent en général en Suisse alémanique. Dans tout le pays, ils seraient environ 30’000, assure l’abbé Jakaj, alors que la plupart des albanophones résidant en Suisse sont de culture musulmane. Les catholiques représenteraient plus de 20% de la population en Albanie, même si aucun chiffre officiel n’existe.
Dans chaque canton d’activité, à l’exception de Neuchâtel, un ou plusieurs lieux de culte accueillent régulièrement les messes célébrées en albanais par l’aumônier. Ces églises ont des accords avec la Mission et servent de lieu d’ancrage pour les fidèles. Il s’agit notamment de l’église Ste-Croix, à Carouge, et de celle de Wünnewil-Flamatt, dans la Singine fribourgeoise. Le canton de Vaud possède deux «pôles» de rassemblement albanophone, qui sont l’église St-François d’Assise à Renens et l’église de St-Amédée, à Lausanne, où s’érige notamment une statue de Mère Teresa.
«Pour un albanophone, il s’agit souvent de vivre la religion que ses parents ont vécue»
Albert Jakaj
Un vaste territoire, donc sur lequel l’abbé Jakaj essaye d’être au maximum présent. Etant presque continuellement sur les routes, ce n’est pas sans raison qu’il prétend que sa voiture est son bureau. «Les weekends normaux, je fais environ 400 km, indique-t-il. Mais un weekend par mois, j’en fais plus de 800!» Malgré la bonne volonté, difficile de répondre à toutes les sollicitations. Les fidèles des divers cantons ne peuvent ainsi compter que sur une messe par mois proche de chez eux. Mais les albanophones du nord et ouest de la Suisse n’hésitent pas à se déplacer pour assister à un office dans leur langue. «Des fidèles peuvent venir de Genève jusqu’à Wünnewil-Flamatt», assure le prêtre kosovar.
Outre les messes, il doit assurer les baptêmes, les enterrements, les mariages, ou encore les bénédictions et prières en familles. Les distances considérables qui séparent les différents lieux d’ancrage ne favorisent certes pas le sentiment de communauté et compliquent les activités en commun, ainsi qu’un engagement plus soutenu des fidèles, relève Lazare Preldakaj.
Avec l’abbé Albert, il ambitionne notamment de réunir dans un groupe les jeunes albanophones. Une tâche pour laquelle l’employé de l’Eglise fribourgeoise a pignon sur rue puisqu’il est chargé à 20% de la pastorale des jeunes de la Broye. L’Albanais explique avoir rencontré aux Journées mondiales de la jeunesse de Lisbonne (JMJ) des jeunes originaires du Kosovo vivant en Suisse avec un grand désir d’engagement dans l’Eglise. Ce qui lui donne de l’espoir dans son projet.
Mais les jeunes catholiques albanophones ne sont pas très nombreux aux messes dominicales, note Albert Jakaj. Les célébrations sont plutôt fréquentées par les personnes d’âge moyen. «Ce sont souvent des habitants de l’ex-Yougoslavie, qui ont émigré lorsque le communisme s’est effondré, au début des années 1990. Il s’agit de personnes qui sont ainsi depuis plus de 30 ans en Suisse et qui sont bien intégrées.»
L’histoire des terres albanophones marque certainement la religiosité des fidèles. «Sous le communisme, ils ont souffert du manque de liberté, voire de la persécution, souligne l’abbé Jakaj. Dans les pays d’où ils viennent, ils ont également toujours été une minorité religieuse.» Cela se traduit autant par un sentiment d’unité et de solidarité entre catholiques albanophones que par une foi de type «identitaire», explique le Kosovar.
«Il me semble que la ‘culture du Stempel’ est particulièrement présente dans les missions linguistiques»
Lazare Preldakaj
«Pour un albanophone, il s’agit souvent de vivre la religion que ses parents ont vécue. Il en résulte parfois une foi plus superficielle qu’intérieure.» «Même si c’est le cas partout dans l’Eglise, il me semble que la ‘culture du Stempel’ est particulièrement présente dans les missions linguistiques, renchérit Lazare Predalkaj . Il faut faire baptiser son enfant ou il faut qu’il fasse sa première communion, et donc on vient à l’église juste pour obtenir cela et ensuite on y retourne pas.»
Les deux membres de la Mission albanaise s’efforcent ainsi d’imaginer des voies pour inviter les personnes à se pencher davantage sur leur foi et à s’engager. L’abbé Jakaj est convaincu de la nécessité de la présence physique du prêtre. Il ne cache pas qu’il serait satisfait de pouvoir être secondé dans ses tâches qui lui sont «de plus en plus difficiles à réaliser».
Les demandes en provenance de tous les cantons sont en effet très nombreuses. Pour beaucoup, ce sont des bénédictions, notamment de maisons, une coutume encore très vivace dans les Balkans et les pays de l’Est. «Pour assurer cela, j’essaye de garder une période de disponibilité par région. Par exemple, je préviens sur le site internet que je pourrai venir faire des bénédictions dans le canton de Vaud de janvier à février…»
Une autre particularité du catholicisme albanophone, qui pratique le rite romain, est la dévotion particulière à certaines figures religieuses. Antoine de Padoue est notamment l’un des saints les plus vénérés, en rapport notamment à la présence d’un important sanctuaire et lieu de pèlerinage qui lui est dédié à Laç, au nord de Tirana. En préparation à sa fête, le 13 juin, les albanophones ont l’habitude de se préparer spirituellement lors des «13 mardis» de saint Antoine, lors desquels ils jeûnent et prient spécialement le saint dans les semaines qui précèdent.
«Les relations sont très bonnes et la solidarité très grande entre tous les albanophones»
Albert Jakaj
Une autre figure centrale est bien sûr celle de Mère Teresa. La religieuse née à Skopje, l’actuelle capitale de la Macédoine du Nord, en 1910, est fêtée le 3 septembre. A cette occasion, les fidèles ont trois dimanches de préparation. Pour la célébration, qui a d’habitude lieu à Aarau, une personnalité albanophone de l’Eglise est traditionnellement invitée. En 2023, les membres de la Mission catholique albanaise Mère Teresa espèrent pouvoir bénéficier de la présence du cardinal Ernest Simoni Troshani. Ce dernier est le symbole de la lutte contre la persécution de l’Eglise menée par le dictateur communiste Enver Hoxha, en Albanie. Le pape François l’a créé cardinal en 2016 après avoir été très ému par son histoire, lors de sa visite dans le pays en 2014.
La «Petite sœur des pauvres» inspire également chez les albanophones la générosité et le souci des plus démunis, soutient le prêtre kosovar. La Mission catholique albanaise possède son propre fonds humanitaire, destiné à des causes diverses dans le monde entier. Quatre collectes par an, ainsi que des concerts ou des repas caritatifs permettent d’alimenter la caisse. «Nous recevons aussi des demandes des Balkans, pour des familles, des monastères dans le besoin, ou des projets spécifiques, note Lazare Preldakaj. Nous essayons d’y répondre du mieux que nous pouvons.»
Mais Mère Teresa, que l’abbé Jakaj a pu rencontrer en 1993, constitue également pour les Albanais un important élément unificateur. Elle est en effet une référence et une fierté aussi bien pour les différentes confessions chrétiennes que pour les musulmans. «D’une manière générale, les relations sont très bonnes et la solidarité très grande entre tous les albanophones, au-delà des confessions et des frontières, assure Albert Jakaj. Pour nous c’est évident qu’il s’agit d’une grâce accordée par la sainte de Calcutta.»
Albert et Lazare évoquent ainsi avec émotion l’installation de la statue de Mère Teresa devant l’église St-Amédée de Lausanne, en 2018. La plus grande partie des frais avait été payée par des musulmans! (cath.ch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/une-mission-albanaise-sous-le-regard-de-mere-teresa/